Intrusion

Titre original : Trespass, par Elarys, paru dans Fiction Mania en septembre 2020. Des 3 histoires de cette auteure, celle-ci est ma préférée ! Elle s'écarte nettement des histoires TG habituelles par son côté extrê-mement émouvant. Ce n'est pas une simple traduction, mais ma seule histoire "adaptée", j'y ai ajouté quelques éléments qui étaient restés dans l'ombre dans l'histoire originale, j'y ai fait participer l'une de mes youtubeuses préférées, le Docteur Jennifer Kerner de Boneless Archeology (avec son accord enthousiaste !), ici encore étudiante puisque cette histoire débute en 2004.

C'est une trèès longue nouvelle de 55 pages en format A4. Allez, c'et parti ! (comme dirait Daenys)
 

Chapitre 1. Confusion Cave

 

L'après-midi se prolongeait vers le début de la soirée, mais la chaleur du jour ne s'était pas encore dissipée, et l'ombre des arbres elle-même n'offrait que peu de répit. Il n'aurait pas fallu beaucoup d'ombre, car si août était le milieu de la saison sèche, c'était aussi le dernier mois de l'hiver. Malgré cela, le soleil était chaud; très chaud, même pour le Queensland à cette époque de l'année, et la densité de ce mélange de frênes et de poincianes était trop faible pour que le feuillage fournisse un véritable abri.

À cette même heure la veille et l’avant-veille, la température s'était suffisamment calmée pour qu'on puisse envisager une petite promenade. Pas aujourd'hui. Noah qui appréciait de marcher, une de ses activités de loisir préférées, bien moins que la normale. Brenda, sa femme, avait regardé les prévisions  météo et lui avait suggéré de prendre un peu plus d'eau; elle le lui ferait payer s’il s’avérait qu'elle avait eu raison.

Il aimait particulièrement marcher à travers les bois, qui offraient ainsi un contraste agréable entre le soleil et l'ombre fraîche. Pas aujourd'hui. C’était une pilule amère à avaler, peut-être, mais cette étonnante vague de chaleur avait gagné; il trouverait le meilleur abri possible, se reposerait pendant quelques minutes, retrouverait sa force en buvant le reste de sa bouteille d'eau, puis rentrerait chez lui.

Il eut une surprise bienvenue et inattendue. Après l’avoir repoussée d’un geste las, il vit, derrière une grande branche, une petite colline juste devant, sur laquelle se détachait une tache sombre d'ombre qui promettait un peu de répit, et abriterait le promeneur. En trébuchant un peu, il découvrit en s’approchant que non seulement il était à l'abri du soleil, mais qu’il s’agissait d’une sorte de grotte qui s’enfonçait profondément dans le rocher. Cela s’avéra être en fait même un tunnel, assez haut de plafond pour qu'il puisse marcher sans se pencher.

Le seul problème, c’était cette profusion de panneaux manuscrits, en français et en anglais (« No trespassing », « Attention Danger ! » « Death risk », « Risque d’éboulement », « Unstable ground » « Entrée interdite – zone de fouilles », et ce ruban de chantier qui en interdisait l’accès. Mais il faisait vraiment trop chaud, et Noah passa outre en haussant les épaules.

Noah n'était pas assez stupide pour aller explorer un passage souterrain sans torche, sans équipement de protection, sans préparation, surtout avec de tels avertissements, mais l'air, bien que loin d'être frais, avait heureusement néanmoins baissé d'un ou deux degrés par rapport à la température extérieure, et par comparaison, on se sentait à ce moment presque aussi bien que dans une pièce climatisée. Juste à l'intérieur, à peine visible dans l'obscurité relative, le mur était rugueux, avec un rebord en pente à la bonne hauteur. Il se pencha dessus. Il n’était pas assez grand pour faire office de siège, mais assez bien pour lui permettre de détendre ses muscles fatigués, ce qui était bienheureux. Il prit une gorgée d'eau et soupira de satisfaction.

Maintenant que ses yeux s'étaient habitués à l’obscurité, il s’avança un peu plus loin. Très rapidement, le passage tournait un coin, et au loin, on pouvait voir une autre ouverture ou éclatait la lumière du soleil. Il n’y avait ni trace de fouilles, ni chute de pierres. Le chemin semblait plat, peut-être légèrement en pente descendante, mais assez facile pour tenter de passer de l'autre côté… Non, du moins pas sans torche. De préférence avec un casque, à cause des éventuelles chutes de pierre, et certainement avec des bottes adaptées. Il fit demi-tour et retourna  à l’entrée.

Alors qu’il faisait demi-tour, il ressentit pour la première fois quelque chose d’inhabituel qui l’alerta. Trop avisé pour porter des shorts - malgré la vision stéréotypée des Australiens et des shorts, ils n'offrent pas plus de protection contre les morsures, les piqûres et les éraflures qu'une planche de surf - il était habillé correctement, d’un pantalon léger sans ceinture. Cependant, la ceinture semblait beaucoup plus lâche qu'elle n’aurait dû l'être et il sentait que ses jambes n’étaient pas comme d’habitude.

Était-il si déshydraté? Il glissa sa main dans la bande de son pantalon et sentit la structure musculaire, ce qui était normal, pour autant qu'il sache. Intrigué, il revint sur ses pas jusqu'au rebord et prit un autre verre, vidant la bouteille. À ce moment-là, tout sembla redevenir normal.

Mmm, une perte de masse musculaire ou graisseuse due à la déshydratation ? Pas bon, ça. Une perte de masse corporelle hallucinante ? Pas bon, ça non plus. Il était temps de rentrer à la maison.

En passant, il salua les deux archéologues français, qui étaient seuls à travailler par cette chaleur, alors qu’il venait tranquillement d’entrer sur leur terrain par effraction… Il ressentit une pointe de culpabilité, mais se dit qu’après tout, il n’avait rien dérangé dans cette grotte…

***

"Noah?" appela Brenda en entendant la porte d'entrée se refermer.

-          Ouais, c'est moi, chérie."

-          Comment s’est passée ta promenade dans la brousse?" Il y avait de l'humour dans sa voix qui disait à Noah qu'elle soupçonnait quelque chose et qu'il devait faire attention à ce qu'il disait.

-          Super, bien. Tu aurais dû venir avec moi."

Ils entrèrent tous les deux dans la cuisine en même temps; elle venant du patio, lui du couloir. Noah ouvrit immédiatement le réfrigérateur et en sortit une nouvelle bouteille d'eau froide, qu’il but aussitôt goulûment, en grande partie. Un sourire narquois s’étala sur le visage de Brenda.

"Boudiou, t’ es ben vite rentré !" dit-elle, en regardant ostensiblement l'horloge. Et il savait bien que plus elle essayait de parler comme une plouc, plus grand était le danger. "Tu as dû fondre aujourd'hui. Imagine, dans cette chaleur!"

-          Je vais prendre une douche."

Il sortit de la cuisine et elle le regarda partir en riant sous cape.

Noah et Brenda Campbell étaient amis depuis l'école primaire, tous deux originaires de Wollonga, sur la côte est du Queensland, près de Rockhampton et à quelques centaines de kilomètres au nord de Brisbane. Vers la fin du secondaire, les deux familles s'étaient éloignées, séparant deux adolescents qui, bien qu'ils ne soient jamais sortis ensemble, étaient devenus des amis proches et étaient tristes de se perdre. Lorsque, quelques années plus tard, le Dr Noah Campbell s'est vu offrir un poste à l'hôpital de Rockhampton, Mlle Brenda Williams arriva quelques jours plus tard, mutée au poste de professeur de chimie au collège de Wollonga.

C'est en cherchant un logement qu’ils s’étaient retrouvés. Tous deux voulaient vivre dans leur ville natale, ils se rencontrèrent chez un agent immobilier, étonnés et ravis de retrouver un ami d'enfance aussi proche après toutes ces années. Ils ne perdirent pas de temps à reprendre là où ils s'étaient arrêtés et à faire ce qu'ils auraient dû faire il y a des années : tomber amoureux. En moins d'un an, ils se mariaient et revenaient à l'endroit où ils s'étaient rencontrés, sauf que cette fois ils ne cherchaient plus de maison.

"C'est celle-là", avait décrété Brenda avec insistance après s’être arrêtée à la troisième photo. Noah fit courir son doigt sur la page et s'arrêta à l'adresse.

-          Tu es sûre ?" dit-il. "C'est un peu hors des sentiers battus."

-          C'est celle-là."

-          Tu ne veux pas dire que tu as trouvé la maison de tes rêves, si ?"

-          J'ai trouvé la maison de mes rêves."

Ils déménagèrent le mois suivant. Deux ans plus tard, ils n'avaient toujours pas d’enfants, tant attendus pourtant. Bien que Noah et Brenda aient tous deux été déterminés à ce que leur famille passe avant tout et qu’ils ne laisseraient jamais leur carrière y faire obstacle, ils réussissaient quand même. À vingt-huit ans, Noah était directeur adjoint du service obstétrique et gynécologie à Rockhampton, tandis que Brenda, quelques mois plus jeune que lui, à vingt-sept ans, se retrouvait à la tête du département de chimie, le collège de Wollonga étant assez petit.

L'emplacement de la maison s'était avéré être une bénédiction. Très proche de la vieille route côtière, Old Coast Road, qui reliait Wollonga à une série de petites plages quasi désertes, et qui passait par un vaste domaine sauvage qui servait de réserve naturelle intégrale, où l’on ne pouvait entrer que sur autorisation spéciale. Dernièrement, une équipe d’archéologues franco-australienne y était venu faire des fouilles, à la recherche des premiers habitants du pays, il y a 40.000 ans.

Noah, qui avait toujours aimé la randonnée, parcourait souvent la vieille route côtière quand il avait une heure ou deux à perdre. La limite de la réserve naturelle longeait la route sur un tronçon d'environ deux kilomètres et, comme il s’agissait d’un domaine d’état, la sécurité du périmètre était minimale par manque d’argent public. Quant aux archéologues, comme il l’avait vu, ils se contentaient de mettre des panneaux et de poser des piquets… Il était facile d’y entrer, il n’y avait qu’une clôture en bois à l'ancienne avec des barres transversales, sans autres pièges ni barbelés. L'attrait des arbres et de l'ombre qu’ils offraient était irrésistible, donc Noah était prêt à prendre le risque (certes très faible) d'être accusé d'intrusion sur des terrains interdits pour en profiter.

***

"Juste une seconde, bébé.

-          Dépêche-toi un peu ! Je vais devoir m'asseoir toute seule.

-          Oh là là, ma pauvre ! "

Noah alluma la radio, qui était, comme d'habitude, bloquée sur une station de musique classique et retourna sur le canapé, où Brenda attendait. Elle essayait (en vain) de paraître agacée. Ils s'assirent, elle appuyée contre lui, ses jambes recroquevillées sous elle, lui son bras autour d'elle. Ils burent environ un demi-verre de vin chacun, puis, laissant les verres vides pour le lendemain, allèrent se coucher. Brenda était presque à mi-chemin entre ses règles, donc c’était le bon moment.

Ils se déshabillèrent lentement et sensuellement, puis se mirent au lit. Ils se lovèrent l'un contre l'autre et se regardèrent profondément dans les yeux, en s’embrassant tendrement et doucement. Ces baisers se firent plus profonds et plus passionnés, jusqu'à ce qu'ils se sentent inséparables, comme si chacun n'était que la moitié de la même personne. Finalement, ils revinrent sur terre, des hauteurs vertigineuses de l'extase, pour se retrouver encore dans les bras l'un de l'autre. Ils se réveillèrent le lendemain matin, toujours enlacés.

Brenda était vraiment une femme magnifique et incroyable; une compagne incroyable, une amante incroyable. À volonté, elle pouvait être dure comme une vieille corde ou douce comme de la soie. D'après son teint, il était évident qu'à un moment donné de sa proche ascendance, elle avait eu au moins un parent autochtone, ce qui lui donnait une beauté pâle et terreuse qui, combinée à une élégance racée, ne pouvait pas être masquée. Elle avait l'air tout aussi incroyable qu'elle soit enveloppée dans une robe de bal ou qu'elle revienne d'une randonnée, des traces de saleté sur ses jambes et son visage, ses cheveux décoiffés. Noah, à un anniversaire de mariage, lui avait offert en plaisantant un sac de pommes de terre en cadeau surprise, et lui avait demandé de l'essayer. Juste pour le plaisir, elle l'avait fait, et elle était absolument à couper le souffle. Le sac de pommes de terre n'était pas resté sur elle bien longtemps, mais, malheureusement, il n'y avait toujours pas d'enfant.

L'après-midi suivant, Noah n'était pas de service, alors il annonça qu'il sortait à nouveau se balader sur la vieille route côtière.

"Tu viens?" demanda-t-il, espérant que la réponse serait «Non». C'était inhabituel, car ils aimaient tous les deux se promener ensemble. Aujourd'hui, cependant, il voulait être seul, car la route qu'il comptait emprunter était celle sur laquelle il allait toujours seul. Brenda refusait absolument de s'introduire sur un terrain interdit, et il y avait encore moins de chance qu'elle accepte d'explorer ce tunnel inconnu et potentiellement dangereux.

"Non, je n’en ai pas envie."

-          Je me demandais ce que tu faisais."

Brenda s'approcha de lui et fit semblant de lui frapper le ventre. «J’ai des choses à faire», dit-elle, «Une autre fois, OK ?»

-          D’ac."

Noah alla chercher un petit sac à dos et y mit deux bouteilles d'eau du réfrigérateur, puis y jeta un sandwich et une pomme, juste pour le spectacle.

"Pourquoi le sac à dos?" questionna Brenda. "Tu ne prends rien avec toi d’habitude sauf si tu y  es obligé. Je pensais que tu préférais voyager léger."

-          Je me prends un peu plus d'eau," répondit-il, "je me suis un peu déshydraté hier."

-          Je te l'avais dit», se moqua-t-elle. "Mais il ne fait pas aussi chaud aujourd'hui. Ca devrais aller."

-          Sans doute, mais mieux vaut prévenir que guérir."

Brenda haussa les épaules et Noah se précipita vers la porte d'entrée, pour y arriver avant elle. Il avait en fait pris un sac à dos pour y cacher une torche, qu'il ramassa au passage, l'ayant posée là plus tôt, mine de rien, et il la jeta dans le sac, sans se soucier particulièrement si elle écrasait le sandwich ou non. Le temps que Brenda arrive, il avait refermé les attaches et le balança par-dessus son épaule.

Brenda posa affectueusement ses mains sur ses épaules. Debout sur la pointe des pieds, elle avait la même taille que lui, et leurs visages étaient au même niveau lorsqu'ils s'embrassaient. Elle se laissa tomber, et cette fois il l'attira contre lui et l'embrassa à nouveau, tandis que cette fois son visage se levait légèrement. Comparé à sa peau olive sensuelle, ses cheveux et ses yeux bruns profonds, Noah avait la peau pâle, bien que bronzée, les cheveux blonds et les yeux bleus. Avec son mètre quatre-vingt, il mesurait cinq ou six centimètres de plus que sa femme. Il avait une certaine beauté robuste et, bien qu'il ne fût pas un Adonis classique, aux yeux de Brenda, il était beau gosse.

-          A plus, chérie.

-          Je serai sans doute dans le jardin."

S’occuper de son jardin, en particulier de celui qui donnait sur la route, était l'une des passions de Brenda. Elle pouvait passer des heures à la recherche de la perfection, comme elle en avait pris l’habitude depuis le jour où ils avaient emménagé. Elle était tombée amoureuse au premier regard de la maison et de la clôture blanche qui l'entourait.

Noah tira la porte d'entrée derrière lui et partit.  En route, il rencontra l’un des archéologues qui se dirigeait vers Wollonga. C’était Jennifer Kerner, la jeune femme sympathique qui parlait très bien anglais (avec un léger accent français très agréable) et qui venait parfois chercher de l’eau chez eux. Il connaissait moins son collègue masculin, un grand type taciturne et plus âgé.

« Bonjour, monsieur Campbell, dit-elle avec un grand sourire. Vous allez où comme ça ?

-          Oh bonjour, Miss Kerner. Euh… Je vais me promener le long de la route, jusqu’à la première plage…

Jennifer gloussa et fit un clin d’œil à Noah. « Vous n’allez pas plutôt vous balader du côté de la réserve ?

-          Euh, dit Noah surpris et un peu honteux. Oui, en effet, je l’avoue…

-          Ce n’est pas grave, vous savez, tant que vous ne nous dérangez pas… » fit-elle, toujours souriante.

-          Oh, certainement pas ! Je… Je vais me promener dans la partie boisée…

-          Ah très bien, c’est très agréable cet endroit ! Faites juste attention, ne vous approchez pas de Confusion Cave, c’est un endroit dangereux et nous avons l’intention d’y faire des fouilles prochainement… en prenant beaucoup de précautions, bien entendu !

-          La… la grotte de la Confusion ? Ça existe vraiment ? » mentit Noah en se sentant un peu misérable. « On n’en parle que comme une légende, dans le coin.

-          Oh oui, ça existe… C’est un endroit instable, dangereux… C’est sans doute cela qui a inspiré vos légendes sur la Caverne Mangeuse d’Hommes. S’il vous plaît, évitez cet endroit, vraiment…

-          Je n’y manquerai pas !», répondit Noah en souriant, intrigué malgré lui. « J’ai l’intention de rester vivant ! Et vos recherches, ça avance ? » dit-il pour changer de sujet.

-          Hélas, non, mais je garde espoir ! Je suis sure de prouver un jour que les premiers habitants de l’Australie sont arrivés il y a 70.000 ans, et non 40.000 comme on le croit… »

L’étudiante était partie pour parler longuement de ce sujet qui la passionnait, mais elle s’interrompit au bout de dix minutes. « Oh, mais je vous empêche de vous promener ! »  Elle s’excusa, et demanda simplement si sa femme était à la maison. Noah répondit que non, il n’y avait pas de mal et que oui, elle était dans le jardin, toujours en souriant.

Quelques minutes plus tard, il passa devant le domaine, à l'endroit où il escaladait habituellement la clôture. Il fouilla un peu, et choisit finalement un endroit pour grimper. Il essayait toujours d’entrer par un endroit différent, de peur de piétiner la végétation au point que cela ressemble à un chemin, ce qui serait la preuve que quelqu'un entrait par là en douce  - Jennifer avait beau n’en pas faire cas, elle n’était pas une fonctionnaire australienne. Son choix fait, il se glissa facilement dans les bois. Il y avait très peu de chances d'être repéré, car il ne serait pas facilement vu de la route, et le gardien de la réserve venait rarement, car il devait s’occuper de très nombreux terrains protégés dans toute la région.

Le soleil ne tapait pas aussi fort qu'hier, exactement comme Brenda l'avait dit, et la promenade à travers les arbres fut plutôt agréable. Connaissant vaguement les traîtrises du chemin à présent, il eut peu de difficultés à trouver le sentier qu'il avait suivi auparavant. En quelques minutes, il arriva à l'entrée du tunnel, Confusion Cave donc. Noah se fichait complétement de la mauvaise réputation de l’endroit, ce n’était qu’un ramassis de vieilles légendes… Et le danger d’effondrement lui paraissait tout aussi inexistant.

Il posa le sac à dos sur le sol juste à l'intérieur de l'entrée, en prenant garde de ne pas déranger un éventuel lieu de fouille (mais ses connaissances en archéologie étant très faibles, il agit en fait un peu au hasard), prit d'abord un verre d'eau, puis alluma la torche. Il ne fit qu'un pas ou deux avant de changer d'avis et de revenir soulever son sac. S'il trébuchait et se blessait, il serait préférable d'avoir l'eau et la nourriture à portée de main. Il le passa par-dessus son épaule et s’en alla.

Au fur et à mesure que Noé avançait, il se mit à éprouver les mêmes sensations inhabituelles que la fois d’avant. La ceinture de son pantalon de toile commença à se détendre et ses jambes avaient l’air plus lâches, plus larges, autour de lui. Il les prit de sa main libre, car ils étaient sur le point de tomber. Sa chemise devenait si grande sur lui que les poignets étaient au bout de ses doigts et le gênaient. Désormais inquiet, il décide d'abandonner l'aventure. Il se passait quelque chose de totalement inexplicable : ça n’allait pas. Il était temps de revenir sur ses pas.

Sur le retour, il sentit ses vêtements se resserrer autour de lui. Il a dû les ajuster car ils avaient glissé de leur position, mais le temps d'atteindre l'entrée, tout était redevenu normal. Quoi qu'il soit arrivé pendant qu'il traversait, ce n'était pas permanent. Il devina, en espérant à moitié se tromper, qu'il serait sage d'aller jusqu'à l'ouverture qu’on apercevait de l'autre côté.

Cette fois, il tint le haut de son pantalon dès le début, après avoir d'abord enlevé sa chemise et l'avoir rangée dans son sac. Son autre main montrait le chemin avec la torche, le sac à dos se cognant de plus en plus contre lui à chaque pas, il résolut de marcher jusqu'au bout. Comme il s'y attendait, ses vêtements recommencèrent à se desserrer. Il se raidit et continua.

Il eut très vite des ennuis à nouveau, et avant d'aller beaucoup plus loin, il dût utiliser ses deux mains pour remonter son pantalon, en faisant autant de plis que possible. Pour compliquer encore sa tâche, la main qui les tenait semblait devenir plus petite.

C'était bien ce qui se passait, il le savait maintenant avec certitude. La torche semblait beaucoup plus grosse et légèrement plus lourde. La main qui le tenait était définitivement changée, facilement visible alors que l’obscurité se dissipait à l'approche de l'autre ouverture. Il était maintenant clair que quelque chose d'impossible se produisait effectivement; le tunnel, qui portait bien son nom de Confusion Cave finalement, était en quelque sorte en train de le rajeunir. Il allait très probablement quitter le passage en étant redevenu jeune homme. Non, pensa-t-il en levant le bras de sa torche et en le regardant de près. Il n'avait presque pas de poils et ce qu'il avait était trop fin. On aurait dit qu'il allait sortir de là  comme un jeune garçon.

La pensée lui traversa soudainement l'esprit qu'il avait peut-être trouvé le secret de la jeunesse éternelle. S'il pouvait marcher juste un peu dans le tunnel, assez pour rajeunir, disons, d’une semaine, il pourrait revenir à intervalles réguliers et ne jamais vieillir. Non, pensa-t-il à nouveau. Il ne pouvait aller que d’une extrémité ou l'autre, alors il était coincé soit avec son propre âge, soit sous la forme que le tunnel lui réservait. Enfin, elle était là. La sortie.

Le sac à dos glissa par terre et la torche tomba dessus. La main avec la jambe de pantalon serrée dedans commençait à lui faire mal et ce fut un soulagement de lâcher prise. Le pantalon tomba aussitôt, atterrissant sur le sol avec un léger froufrou. Noah baissa les yeux, la bouche ouverte, les yeux grands ouverts, incapable de croire ce qu'ils voyaient. Il n’allait pas sortir du tunnel en jeune garçon. Jeune, oui, mais en aucun cas Noah ne pouvait se décrire comme un garçon.

***

Les genoux de Noé étaient faibles. Ses jambes cédèrent et elle s’écroula sur le sol qui, heureusement, était de terre, pas de roche. Pendant un moment, tout ce qu'elle put faire était de rester bouche bée d'incrédulité. Sa main la toucha le plus légèrement possible avant de s’écarter avec effroi. Elle transpirait; ses bras quand elle les sentit étaient moites, mais aussi légèrement froids. Elle reconnut immédiatement les signes. Un choc. Un choc clinique. Son expertise médicale lui permettait de poser un diagnostic.

Sa réaction ressemblait fort à un choc chirurgical, où la perte de sang et les dommages au système nerveux provoquaient un traumatisme psychologique. Ce n'était pas simplement qu'elle avait subi la perte de parties visibles de son corps; le problème était beaucoup plus profond. Les signaux des nerfs sensoriels qu'elle avait toujours ressentis, et avait appris à ignorer, avaient maintenant disparu, remplacés par des sensations qu'elle ne savait pas gérer. Les nerfs moteurs servant à l'anatomie masculine lui avaient été enlevés; elle ne pouvait plus provoquer de mouvement dans cette partie de son corps. Essayer et échouer était une chose, mais Noah n'était même plus capable de faire une tentative.

Son expertise lui indiqua également la meilleure chose à faire. Elle resta immobile, ferma les yeux et se força à respirer profondément et lentement, par le nez et par la bouche. Enfin, elle commença à se sentir plus calme et décida d'ouvrir les yeux et de regarder autour d'elle. Tout d'abord, elle prit une bouteille de son sac et la but. Elle aurait préféré un thé chaud et sucré, mais l'eau ferait l'affaire. Elle se renversa un peu en sortant la bouteille de sa bouche et elle tomba de tout son long par terre. Même cela semblait différent.

Finalement, elle prit une profonde inspiration et se leva. Elle se sentait toujours instable, mais retrouva rapidement son équilibre. Elle eut une autre surprise en marchant vers l'ouverture ; elle était étonnée de voir à quel point son corps était différent quand il bougeait; à quel point il était léger et agile par rapport à sa forme d’homme plus grande et lourde; combien plus fluides étaient les mouvements de ses membres inférieurs, en raison des changements dans son bas-ventre.

Les arbres à l'extérieur ressemblaient à ceux de l'autre extrémité, un mélange de frênes et de poincianes. Prudemment et timidement, elle s'avança, en regardant attentivement pour s'assurer qu'il n'y avait personne. Elle était complètement seule. Elle se glissa, toujours prudente, toujours effrayée, hors de l'entrée de la grotte et regarda autour d'elle.

Soudain, son cœur bondit en un nouveau choc. Elle avait quitté le tunnel. Et si elle se retournait pour ne rien voir derrière elle? Et si la fameuse Caverne Mangeuse d’Hommes, maintenant qu'elle y était passé, avait disparu, la laissant bloquée ? Une jeune fille, toute nue et toute seule, dans un lieu inconnu ? Lentement, redoutant ce qu'elle pourrait trouver, elle se retourna et fondit presque en larmes de soulagement lorsqu'elle vit l'obscurité béante derrière elle, ses vêtements et son sac à dos encore visibles juste à l'intérieur de l'ouverture – et une série de panneaux d’avertissement comme de l’autre côté.

Noah soupira profondément. Maintenant, se sentant un peu plus confiante, elle marcha plus loin, en se rappelant sans cesse de ne pas quitter la grotte de la Confusion des yeux. Il lui suffit de quelques pas, lentement avec un coup d'œil par-dessus son épaule après chacun d'entre eux, pour qu’apparaisse la clôture, et au-delà, la vieille route côtière. Elle n’osa pas s’aventurer plus loin : avec sa chance actuelle, Jennifer ou quelqu’un d’autre passerait exactement au moment où elle atteindrait la clôture !

Noah retourna à l'entrée du tunnel, puis se retourna et regarda autour d’elle. Il n'y avait rien d'autre que la forêt, exactement comme prévu, donc rien ne semblait avoir changé par rapport à l'environnement qui l'entourait. Cependant, n'ayant rien à porter, ou du moins, rien qui lui irait, elle n'avait d'autre choix que de revenir sans aller plus loin. Elle souleva le paquet de vêtements, mit ce qu'elle put dans le sac à dos et, portant le reste, retourna sur ses pas.

Ce fut un sacré soulagement que d'arriver à l'autre bout du tunnel en étant redevenu  un homme. En marchant, il avait pris conscience de prendre de la hauteur et du volume, de sa foulée qui s'allongeait et des changements physiques. Avec un énorme soupir de gratitude, il s'habilla et retourna sur la route. La première chose qu'il fit fut de continuer sur son itinéraire initial, de marcher aussi loin qu'il le supposait être la longueur du passage, puis de sauter par-dessus la clôture. Au bout de quelques instants, presque en vue de la route, il trouva le tunnel d'où il était sorti jeune fille. Il y avait des signes que le sol avait été dérangé par ses pieds, en particulier à l'intérieur de la grotte, et la trace de son corps là où elle s'était effondrée sous le choc.

Il n'y avait rien d'autre à faire, alors il revint sur ses pas jusqu'à la route et marcha un peu plus loin, ne voulant pas rentrer chez lui trop tard. Il salua l’archéologue français taciturne en passant, et celui-ci lui répondit par un grognement bourru. En revenant, il passa lentement et pensivement devant le domaine, quittant à peine les arbres derrière la clôture.

Il arriva à la maison pour trouver Brenda dans le jardin de devant, en train de désherber. Elle leva les yeux et sourit.

"Affamé?" dit-elle.

-          Tu parles ! Je vais cuisiner."

-          C'est bon. J'ai presque fini ici."

-          Prends ton temps. Laisse-moi le faire."

Noé prépara du poisson, des pommes de terre et des légumes, ils s'installèrent à la table à manger et bavardèrent en mangeant. Ensuite, ils se retirèrent dans le salon pendant un moment, après avoir allumé la radio comme d'habitude et en sirotant lentement un peu du vin blanc qu'ils avaient ouvert la veille.

"Mmm, il est bon, celui-là," ronronna Brenda, en prenant une deuxième, puis une troisième gorgée.

-          Ouais, je l'aime aussi. Ça doit être un bon, parce que je préfère généralement le rouge.

-          Typique, n'est-ce pas? Tu ne peux pas te permettre d’être bourré quand nous goûtons du vin, et c'est à ce moment-là que tu décides de proposer le pinard que j'aime vraiment. Merci, mon pote.

-          C'est la vie, je pense.

-          Ça me va. Une fois que tu m'as assommée, tu peux aller te prendre une cuite quand tu veux. Je suppose que je ferais mieux de profiter de ça pendant que je suis encore autorisée à boire.

Noah l'embrassa. "Je pourrais prendre une cuite ou deux, mais je ne remuerai pas le couteau dans la plaie", dit-il.

"Bien," répondit-elle, "parce que la bière c’est pour boire, pas pour remuer."

Ils laissèrent leurs verres comme la veille et montèrent à l'étage. De nouveau, ils se déshabillèrent et montèrent dans le lit, leurs ébats amoureux atteignant lentement leur apogée, comme toujours. Cette fois, Noah eut une agréable surprise. Il se retrouva plus conscient de Brenda que jamais auparavant, plus conscient de son corps et de sa forme. Il réalisa que, même s'il avait à peine gratté la surface, il pouvait apprécier un tout petit peu ce que c'était pour elle, et cela le faisait se sentir plus proche d'elle que jamais auparavant.

Le lendemain matin, Noah était encore couché tandis que Brenda se douchait. Il avait une ou deux consultations à l'hôpital ce jour-là, mais pas avant 10, 11 heures, alors il laissa sa femme partir en premier. Il regarda dans le vide, pensant à l'après-midi précédent et à l'expérience impossible dans le tunnel, qui l'avait laissé abasourdi et incrédule. Ce n'était pas le genre d’expérience qu'il aurait normalement voulu répéter, mais il y avait une chose qu'il était incapable de sortir de sa tête. Il était étonné de voir à quel point il se sentait incroyablement proche de la femme de sa vie, et cela entraîna une pensée bizarre. Lui, le Docteur Noah Campbell, obstétricien et gynécologue, savait pratiquement tout ce qu'il y avait à savoir sur le système reproducteur féminin, sauf une chose: ce que c'était que de le vivre. Ce que ça faisait de l'intérieur.

Chapitre 2. Un saut dans l’inconnu

 

Les rendez-vous de Noah étaient terminés et il était dans son bureau en train de terminer sa paperasse. Cela fait, il se rassit et laissa son esprit vagabonder. Il était presque l'heure du déjeuner, et après cela, il avait eu l'intention de rentrer directement à la maison, mais maintenant il commençait à revoir ses plans.

La fille était beaucoup plus petite que lui; c'était évident (et il fallait s'y attendre), mais à une extrémité du passage, Noé avait été lui-même et, de l'autre, la fille. Il n'y avait pas de point de repère par rapport auquel il pouvait juger de son physique.

Si seulement elle avait pensé à prendre le pantalon et à le tenir contre elle-même, cela lui aurait peut-être donné une idée de sa taille. On ne pouvait pas utiliser la forme de la grotte comme jauge, elle était trop rugueuse et changeait d'un bout à l'autre, et ni lui ni elle n'avaient suffisamment remarqué les arbres et arbustes autour de l'entrée pour pouvoir faire une comparaison. Elle ne s'était pas approchée assez près de la clôture pour s'en servir comme guide.

Il ne pouvait travailler que sur une seule information. Elle n'avait de pilosité visible que sur sa tête, ce qui indiquait qu'elle n'avait pas encore atteint la puberté. Il n'y avait aucun autre signe, alors il calcula que cela devait lui donner environs onze ans. Il prit son téléphone et envoya un texto à Brenda.

«Je vais au Stockland après le déjeuner. Tu veux quelque chose?

Quelques secondes plus tard, sa réponse arriva, "Juste toi. Ne sois pas en retard."

"Tu n'as pas besoin de culotte alors."

":p"

"C'est ton job."

"MDR."

Ils faisaient allusion à sa grossesse. C'était un échange d'humour doux-amer.

Noah avala quelque chose aussi vite que possible. Il prit pratiquement le premier plat qui se présentait à la cafétéria, puis il se précipita vers son bureau. Il envoya un ou deux e-mails en retard, termina un dernier formulaire papier qui restait dans son bac courrier et se dirigea vers le parking.

Le centre commercial Stockland se trouvait au milieu de Rockhampton, juste au nord de la rivière Fitzroy. Il y arriva vers deux heures et demie et se mit immédiatement à parcourir les rayons de vêtements pour enfants . Au bout d'une vingtaine de minutes, il trouva quelque chose de convenable et le tenait à bout de bras d'un air pensif.

"Ce n'est pas votre couleur."

Une vendeuse se tenait à proximité et l'avait repéré en train de regarder la robe. Il sourit de façon désarmante et ses yeux scintillèrent en retour.

"J'aurai sans doute aussi besoin de perdre quelques kilos."

La fille rit. "C'est pour qui?"

-          Ma nièce. C'est son anniversaire la semaine prochaine."

-          Alors vous n'êtes pas marié?"

-          Qu'est-ce qui vous fait penser ça?"

-          Ah, si ? Et votre femme vous fait confiance pour choisir une robe pour une..." Elle saisit le col et le tourna pour lire l'étiquette, "Une fille de onze ans? Je suis impressionnée."

-          Merci. Je fais de mon mieux."

-          Elle a des cheveux de quelle couleur ?

Noah réfléchit un moment, essayant de se rappeler à quoi ressemblaient ses cheveux, quand la fille avait baissé la tête pour regarder en bas. Puis il répondit: "Marron clair, un genre de blond cendré."

"Et plus précisément ? Marron clair ou blond cendré ?"

Noah prit un air confus. La vendeuse lui lança un regard du type « peut-être que j'ai été trop vite impressionnée », mais accompagné d’un sourire gentil et indulgent.

«Tenez,» dit-elle en examinant des cintres sur l'un des rails. Elle en sortit un, sur lequel était accrochée une robe bleu clair et le tint contre elle-même. Ses cheveux ressemblaient à la couleur que Noah avait en tête et la robe lui paraissait plutôt jolie. Elle avait les yeux bleus, et même s'il ne pouvait pas savoir de quelle couleur étaient les siens (ceux de la fille, plutôt), il était conscient que, statistiquement, ils étaient probablement bleus eux aussi. Il regarda la robe d’un air appréciateur et gagna, à ce moment, une petite étincelle d'empathie pour l'importance que les femmes accordaient à la couleur.

«Cela devrait lui convenir», dit-elle. "Elle aura l'air magnifique là-dedans, qu'elle soit châtain clair, blonde vénitienne, brune cendrée, blonde foncée, fraise ..."

-          D'accord, je comprends," l'interrompit Noah en riant. "Merci."

-          De rien. J'espère vous revoir."

Après la robe, Noah avait trois autres choses à rechercher: des sous-vêtements, des chaussettes et des chaussures. Tout était facile, en gardant son estimation de onze ans en tête. Seules les chaussures méritaient un brin de réflexion ; elles devraient être adaptées à la marche le long de la vieille route côtière. Même Noah, cependant, pouvait faire la différence entre les chaussures de filles habillées et celles pour la marche.

Cela fait, il s’arrêta ensuite dans un magasin de camping. Ses propres vêtements devraient être laissés dans la grotte et il ne voulait pas qu'ils soient dérangés ou endommagés si des animaux sauvages les trouvaient. Il acheta une boîte de rangement en plastique avec un couvercle à clipser. L'assistant lui assura qu'il y garderait les vêtements en toute sécurité pendant des années.

Il ne restait plus qu'une chose à faire: il avait besoin d'une excuse pour visiter le centre commercial. Il s'est contenté d'une nouvelle perceuse.

***

Quand Noah s'approcha de la maison, il s'arrêta, sortit de la voiture et se dirigea vers le virage. De là, il avait une vue dégagée et il n'y avait aucun signe de Brenda dans le jardin. Dans ce cas, elle se trouverait probablement à l'arrière de la maison, il y avait donc très peu de chances qu’elle aperçoive et reconnaisse sa voiture. De retour au siège du conducteur, il passa devant la maison et continua jusqu'à ce qu'il atteigne sa place habituelle. Il sauta rapidement de la voiture, prit la boîte de rangement du coffre et la porta avec son contenu, les vêtements de fille, jusqu'à l'entrée de la grotte de la Confusion. Au retour, il passa et, une fois dans le virage suivant, fit demi-tour et rentra chez lui dans la bonne direction. Si Brenda l'avait vu par hasard, il pourrait toujours prétendre qu'il devait s'agir d'une voiture similaire, et maintenant que tu le dis, il pensait se rappeler en avoir vu une qui allait vers les plages.

Cet après-midi-là, Brenda voulut se balader avec lui, ainsi la boîte de rangement resta intacte. Le lendemain et le surlendemain, elle l’accompagna aussi. En ayant d'autres priorités, et après une vague de pluie, il fallut dix jours entiers avant que Noah ait finalement la chance d’aller marcher seul sur la vieille route côtière. En attendant, il se renseigna un peu sur cette grotte. En surfant sur le net, il finit par trouver un blog sur les légendes et les sites sacrés des anciens australiens, et il apprit donc que la grotte de la Confusion était un important lieu sacré pour les aborigènes, qui s’en servaient pour des rites de passages et les initiations des guérisseuses. C’était un endroit strictement réservé aux femmes, précisait le site. Au cours des deux derniers siècles, on avait relevé quelques disparitions de chercheurs d’or, de paysans et de bandits, tous des hommes, et l’auteur du blog émettait l’hypothèse qu’ils avaient en fait été tués par des aborigènes en colère parce qu’ils avaient violé le vieux tabou. Il n’y avait plus eu de disparitions depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et l’auteur de confirmer triomphalement son hypothèse en arguant du fait que les aborigènes avaient fini par oublier leurs  coutumes. Bref, vraisemblablement un beau tissu d’âneries...

Enfin, le onzième jour, Noah partit avec une seule bouteille d'eau. Il ne prit pas la peine de prendre un sac à dos, car, ayant exploré le tunnel une ou deux fois maintenant, il était certain de pouvoir le traverser en toute sécurité, sans risque de trébucher. Il n'y avait donc pas besoin de s’encombrer d'une torche.

Il escalada la clôture et se dirigea vers l'entrée de la grotte. Sachant, cette fois, exactement ce qui allait lui arriver, son cœur battait la chamade et ses mains tremblaient légèrement quand il ouvrit les clips de la boîte. Il enleva la robe et les chaussures, une paire de chaussettes, puis ouvrit le paquet de sous-vêtements et en sortit une culotte, en déposant soigneusement le tout sur un côté. Ensuite, il se déshabilla, rangea ses vêtements masculins dans la boîte et la referma. Empoignant les vêtements féminins, il se leva et avança prudemment.

Peut-être, pensa-t-il, aurait-il dû apporter une torche, après tout, parce qu'alors il aurait pu se voir changer en chemin. Peut-être la prochaine fois, s'il y en avait une. Un peu avant qu'elle n'atteigne l'extrémité, Noah put se regarder et vit qu'elle était complètement transformée. Elle s'arrêta juste à l'intérieur de l'ouverture, se balança et dut de nouveau s'asseoir pour ne pas tomber.

Même si elle savait à quoi s'attendre, le choc de devenir une fille était toujours aussi troublant et elle ferma les yeux et répéta les exercices de respiration qui l'avaient calmée auparavant. Elle se leva ensuite et s'épousseta, notant qu'elle s'était rétablie beaucoup plus rapidement cette fois. Elle regarda ensuite la pile de vêtements à ses pieds.

Tout d'abord, elle prit la culotte et l’enfila, s'émerveillant de tous les sentiments qu'elle éprouvait avec ce corps lorsqu'il bougeait. Cependant, elle ne put la passer que jusqu’à ses genoux puis elle s'arrêta et fronça les sourcils, perplexe. Elle était trop étroite et il n'y avait pas moyen de l’enfiler correctement. Elle la jeta par terre et prit la robe.

C'était un peu différent. Elle la tint au-dessus de sa tête et sitôt qu’elle tenta de mettre ses bras dedans, elle comprit que c’était aussi trop petit. Ce n'était pas trop flagrant, en raison de sa silhouette mince, mais elle ne pourrait pas se mouvoir confortablement et risquait même de la déchirer; elle la passa à nouveau au-dessus de sa tête et le tint contre son corps. C’était bien trop court. Elle la jeta par terre, croisa les bras et fit la moue, frustrée.

Elle mourait d’envie d'explorer la forêt, il y avait quelque chose qu'elle avait envie de découvrir, mais elle n'était pas envie de s'aventurer dehors toute nue. Elle réfléchit quelques instants puis se pencha pour prendre les vêtements par terre à côté d'elle, et elle rebroussa chemin dans la grotte.

Noah ouvrit la boîte et récupéra sa chemise, l'échangea contre les vêtements de la fille. Il enfonça ses bras dans les manches alors qu'il marchait, et le temps que la fille atteigne l'autre côté, ses doigts avaient fermé le dernier bouton. La chemise pendait presque comiquement de son corps, mais elle était maintenant couverte et elle se sentait capable de quitter la grotte.

Tout d’abord, elle retourna vers la route. Elle s’en approcha lentement, ne voulant toujours pas que quiconque la repère. À la clôture, elle se pencha et regarda à droite et à gauche le long de la route, et ne vit rien d’anormal. Puis elle se retourna, passa devant l'entrée de la grotte et retourna vers (pour autant qu'elle sache) l'autre extrémité du tunnel. Il lui fallut moins de cinq minutes avant qu'elle ne tombe dessus; là, juste à l'intérieur, il y avait la boîte de rangement. À l'intérieur, ce qui restait de ses vêtements masculins, ainsi que la robe et d'autres articles qu'elle avait achetés à Rockhampton.

Elle s'assit sur le dessus de la boîte et réfléchit. Il semblerait qu'elle n'ait pas été transportée dans un monde parallèle, comme elle l’avait d’abord pensé. Elle croyait maintenant que ce tunnel l'avait transformée, elle et seulement elle, et sans doute ces gens disparus autrefois également, tandis que le reste du monde était inchangé. Elle ne pouvait toujours pas le prouver cela, cependant, sans aller explorer un peu plus loin. Mais pas habillée comme ça. Elle n’avait plus qu’à se trouver des vêtements à la bonne taille et réessayer.

Elle retournait sur ses pas, quand elle eut soudain une idée. Elle prit une pierre, se plaça contre le mur à l'entrée et l'utilisa pour marquer sa taille, puis frappa plusieurs fois avec la pierre pour approfondir la marque. Elle revint à travers bois jusqu'à l'autre entrée de la grotte et traversa le tunnel. Noah déboucha de la grotte déjà vêtu de sa chemise. Il enfila le reste de ses vêtements, plia ceux de la fille et les rangea dans la boîte. Il examina ensuite le mur où la fille avait marqué sa taille, et estima qu’elle devait faire une vingtaine de centimètres de moins que lui.

S'arrêtant brièvement pour s'assurer que la boîte était correctement cachée, il la laissa pour la prochaine occasion.

***

 

Il fallut encore une semaine à Noah pour récupérer la boîte de rangement et la mettre dans le coffre de la voiture. Il avait apporté un ruban métreur, cette fois, et mesura la hauteur de la marque que la fille avait faite. Un mètre cinquante-huit. Environ vingt centimètres de moins que lui. C'était à peu près ce qu'il avait estimé.

Il se rendit à l'hôpital. À l'heure du déjeuner, il pouvait réfléchir tranquillement à ces problèmes qui lui occupaient l’esprit. Un mètre cinquante-huit? Comment une fille de cet âge pouvait-elle être si grande? C'était inhabituel, mais pas impossible. Pas de quoi s'inquiéter. Il savait, à partir de la physiologie de base, qu'une fille de treize à quatorze ans pouvait être à peu près de cette taille, alors il allait retourner au Stockland et échanger la robe et les chaussures pour leur équivalent à quatorze ans, si elles étaient disponibles dans cette taille. Il avait calculé large, et c'était la raison pour laquelle il avait choisi une robe en premier lieu, car celle-ci (et en particulier une robe d'été ample) serait tout-à-fait mettable même en étant un peu trop grande.

Puis il comprit soudain. La fille n'avait en fait pas du tout onze ans, et elle n'était sans doute pas plus grande que la moyenne pour son âge; il était probable qu'elle avait treize ou quatorze ans. Il n’avait pas tenu compte du fait qu’à l’époque moderne, les enfants, en particulier les filles, atteignent la puberté plus tôt qu’auparavant; de nos jours, une fille pouvait commencer la puberté à onze ou douze ans, alors qu'il y a cent ans, ça aurait été plutôt vers treize ou quatorze ans; un phénomène généralement attribué à la malbouffe et son cortège de perturbateurs endocriniens et à l'obésité infantile. La fille avait probablement un mode de vie sain; un bon exercice, une alimentation saine avec des aliments complets et équilibrés, donnait à son développement physique un cours beaucoup plus naturel.

Il avait amené avec lui sa perceuse sous prétexte qu'elle était défectueuse et devait être échangée. Sur le chemin du retour, il fit un autre détour par le magasin de mode et fut ravi (et soulagé) de retrouver la même robe, pour une fille de quatorze à quinze ans, qu'il put échanger. De même, il échangea les chaussures contre une plus grande taille, et acheta des sous-vêtements et des chaussettes plus grandes.

Il lui fallut encore deux jours pour réussir à les apporter dans la boîte de rangement, dans la grotte, puis il dut attendre plusieurs autres jours avant de pouvoir revenir utiliser son contenu.

***

-        -  Pas pour moi, merci."

-        -  Non? Ah bon."

-        -  J'ai décidé de ne plus boire. Pas avant d'être enceinte."

Noah regarda Brenda de côté et elle éclata de rire en réalisant ce qu’elle avait dit.

«J'ai décidé que c'était le nouveau moi», gloussa-t-elle. «Fais-moi tomber, puis commence à boire.

Elle s'appuya contre lui et leva la tête pour croiser ses yeux.

"Pardon," dit-elle tristement, "je ne devrais même pas plaisanter sur des trucs comme ça, n'est-ce pas?"

Noah l'embrassa affectueusement sur le dessus de sa tête. Ils restèrent assis un peu plus longtemps, en sirotant leurs boissons. Noah décida qu'il valait mieux oublier l'alcool, lui aussi, pour le moment; cela ne ferait aucun mal à la qualité de son sperme et soutiendrait également Brenda. Ils se regardèrent, décidant sans un mot qu'il était temps d'aller se coucher. Le cycle d'ovulation de Brenda avait atteint sa phase fertile.

Elle lui demanda: "Aurons-nous un jour un bébé?"

Il répondit: "Nous n'abandonnerons jamais espoir."

Noah et Brenda se réveillèrent le lendemain matin vers six heures; c'était la faute de Noah, car il devait être à l'hôpital assez tôt. Elle, perturbée par son réveil, s'étira et fléchit son bras et sa jambe libres. C'était une délicieuse sensation, sa douceur lovée contre lui, et il faillit démolir son radio-réveil et se retourner vers elle. Au lieu de cela, à contrecœur, il sortit du lit, rangea les couvertures autour d'elle et embrassa ses cheveux tandis qu’elle ronronnait de satisfaction. Ils s'étaient endormis presque aussitôt après avoir fait l'amour, donc ils étaient nus comme des vers, et Noah dut lutter contre son envie de retourner aussitôt au lit.

La journée fut plus longue que d'habitude et il restait encore beaucoup à faire après le déjeuner. Il était environ trois heures et demie lorsque Noah rentra enfin chez lui et trouva Brenda dans le jardin de devant. Lorsqu'il annonça qu'il allait faire sa première promenade depuis quelques jours, elle refusa de l'accompagner.

"C'est en train de partir complétement en vrille. Une autre fois, peut-être."

Noah partit seul. C'était le meilleur moyen de poursuivre correctement son exploration. C'était ironique, pensa-t-il en marchant, que lui et Brenda essayaient désespérément de fonder une famille; son intention était de revenir ce soir, de l'emmener au lit et de jouer son rôle en faisant exactement cela, mais qu'était-il en train de faire en ce moment? Aller dans ce tunnel et se rendre temporairement incapable de réaliser son souhait le plus cher et celui de sa femme!

L'ouverture de la Grotte de la Confusion se dressa devant lui et soudain, il hésita. Il se demandait s’il devait vraiment y aller. Il lui fallut une minute ou deux pour se décider finalement à continuer, assoiffé de découverte et désireux d’améliorer son empathie avec son épouse. Quoi qu’il en soit, il était encore plus nerveux, car cette fois, il s'attendait pleinement à être en capacité de s'aventurer sur la route ... de peut-être explorer une partie de la ville ... ou peut-être interagir avec quelqu'un ... en étant une jeune fille.

Il déclampa les loquets et ouvrit le couvercle. Là, à l'intérieur, se trouvait la robe d'été bleue qu'il avait apportée ici il y a un peu plus d'une semaine. Il prit une profonde inspiration, prit ce dont il avait besoin et se déshabilla, puis plia ses propres vêtements et les plaça à l'intérieur. Les prises se mirent en place avec un bruit sourd inquiétant et Noah s'empara de la robe, des chaussures, des sous-vêtements, des chaussettes et les rassembla soigneusement en un paquet ; il pensait que la fille serait capable de les porter sans tomber quand ses bras, rétrécis, seraient devenus les siens.

Au moment où elle atteignit l'extrémité du tunnel, elle en avait littéralement plein les bras. Elle déposa son baluchon, et se regarda, de nouveau prise par un sentiment de détresse et de culpabilité - très bref cette fois. Elle envisagea momentanément de rentrer chez elle et de retrouver Brenda, et d'oublier son aventure douteuse.

Eh bien non. Elle était ici maintenant, alors pourquoi ne pas continuer? Elle prit la culotte et l’essaya; elle lui allait parfaitement. La robe glissa sur sa tête et flotta autour de son corps comme si elle avait été juste faite pour elle. En un éclair, elle mit chaussettes et chaussures et marcha, timidement, vers la lumière du soleil.

La robe la surprenait. Elle flottait autour d'elle quand elle bougeait et qu’une douce brise la poussait. Elle se glissait entre ses jambes par moments et soufflait contre elle. Dans cette robe, elle avait une incroyable sensation de liberté de mouvement, une liberté totale. Puis elle se rendit compte qu’elle n’avait peut-être pas choisi le vêtement le plus adapté. Elle avait atteint la clôture. Elle dût l'escalader avec soin. Il lui parût nécessaire d’attacher sa robe pour éviter de se coincer le pied dans l'ourlet et, une fois encore, elle ne put simplement pas sauter comme elle l'avait toujours fait en tant qu'homme. La robe pouvait s'accrocher à la clôture et se déchirer, il était donc nécessaire de la rassembler une fois de plus autour d'elle. Elle se remit debout et regarda autour d'elle. Tout droit, le long de la vieille route côtière, se trouvait Wollonga et sa maison.

Pour aller la ville, elle était absolument obligée de passer devant sa propre maison, et elle y repéra Brenda toujours occupée dans le jardin. Noah essaya de passer discrètement, ne sachant pas si elle devait parler à sa femme ou continuer en l'ignorant. Brenda lui força la main en levant les yeux et en lui souriant.

"Hello, dearie," dit-elle en souriant plus largement.

Noah sourit nerveusement en retour, ne sachant pas si elle devait parler ou s’enfuir en courant. Il y avait quelque chose de curieux dans la manière de parler de sa femme.

"Euh... salut," répondit-elle avec hésitation, ébahie d'entendre une voix aussi aiguë sortir de sa propre bouche.

"Er you fine ?" Demanda Brenda. «U er not lost, er you ?

Noah comprit soudain ce qui clochait – Elle avait du mal  comprendre ce que disait Brenda, comme si soudain elle ne savait plus bien parler anglais. Elle dut réfléchir un moment pour répondre correctement.

"Euh… Non, je vais bien. Euh… J'étais juste en train de marcher… euh me promener ?... et j'ai vu votre jardin. C'est euh… beau. Euh, non… Génial ?"

"Merci. Tu es très gentille. Tu n'es pas d'ici, n'est-ce pas? O’ course."

Ça, c’était une bonne question. Il lui fallait, bien sûr, répondre «Oui», mais vu ses efforts pour parler correctement à présent, elle réalisait qu’elle ne devait même plus être anglophone ! Par conséquent, elle devrait répondre «non». Cependant, elle n’allait certainement pas lui dire la vérité absolue (complètement ridicule) : "Oui. En fait, je vis ici. Je suis ton mari. J'ai couché avec toi la nuit dernière, après avoir fait l'amour. Nous essayons d'avoir un bébé ensemble." Confuse, elle réalisa même qu’elle aurait du mal à prononcer cette phrase en entier sans en déformer terriblement les mots… avec son accent français.

"Non," répondit-elle.

A ce moment-là seulement, Noah réalisa à quel point elle avait été idiote. Qu’est-ce qui lui était donc passé par la tête ? Elle se tenait là comme une godiche, devant la femme qu'il aimait, la personne qu'il aimait plus que quiconque au monde, et Brenda ne la connaissait ni d’Eve, ni d’Adam. La belle chose qu'elle et Brenda essayaient de faire ensemble était, à ce moment-là, impossible, à cause de sa propre stupidité, et il était impératif que cela soit corrigé immédiatement. L’impression accablante de se tromper la submergea et elle décida, sur-le-champ, qu'elle ne gaspillerait pas un instant de plus de la vie de Noah à jouer ce rôle idiot de gamine. Elle irait au tunnel aussi vite que possible et retournerait en homme dans les bras de sa femme.

«The nem is Brenda. N’ yours ?

-     - Oh, euh ... Jennifer," dit Noah, balbutiant le premier nom de fille qui lui vint à l'esprit – celui de l’archéologue française. Elle se préparait déjà à retourner vers le domaine, mais Brenda l’arrêta, et incertaine elle la laissa lui dire, ne sachant pas comment réagir : « Wollonga, It’s dat way. »

-       -   Oui.. mais j’ai réalisé… juste…  j'ai perdu quelque chose. Je dois aller… récupérer... euh.. la chose…"

-        -  O Rily ? Can I help u ? "

«Tu le pourras pleinement plus tard», se dit Noah. "Non, merci… ça ira," dit-elle à haute voix.

À ce moment-là, Noah et Brenda tournèrent toutes les deux la tête en entendant quelqu’un les héler au loin. C’était Jennifer qui venait chercher son eau fraîche, comme d’habitude, mais cette fois-ci elle arrivait en courant.

«Sarah! cria-t-elle, en fixant Noah du regard. "Ouf, te voilà enfin ! Où étais-tu passée ? Tes parents te cherchent partout !"

La jeune femme lui avait parlé français, alors Noah devina que primo : elle s’appelait Sarah, deuxio : elle était française et tertio : elle avait une famille. «C'est impossible», pensa-t-elle. Puis la brise attrapa sa robe et elle la sentit battre doucement contre ses jambes nues. «Euh non, c'est tout à fait possible», se corrigea-t-elle.

« Bonjour Mme Campbell, dit Jennifer en anglais, excusez-moi, je ne pensais pas tomber sur cette jeune personne… C’est la fille de mon collègue qui est de repos aujourd’hui, et elle est censée partir se promener avec sa famille cette après-midi ! » Elle fit mine de paraître fâchée mais ne put s’empêcher de sourire gentiment à No… A Sarah. « Désolée, lui dit-elle en français, je sais qu’un terrain de fouille peut-être barbant à ton âge, mais ton papa a cru que ça t’intéresserait… S’il te plait, ne va pas te balader toute seule sans prévenir, la prochaine fois ! »  ajouta-t-elle avec un clin d’œil. Elle s’écarta un peu sortit son téléphone portable, le déplia et appela son collègue. Pendant qu’elle téléphonait, Sarah se retourna, adressa à Brenda un sourire embarrassé et haussa les épaules. "Je veux… euh non… j’'ai toujours voulu m'appeler Jennifer, comme elle", expliqua-t-elle d'un air penaud. Elle mentait. Elle voulait qu'on l'appelle Noah, pas Jennifer, et encore moins Sarah, même si elle semblait coincée sous cette identité pour le moment.

Brenda sourit. "Pas de soucis," répondit-elle. "A bientôt, Jenny !"

Sarah hésita. "Allez, en route jeune fille ! » l’appela Jennifer. « Excusez-moi encore » dit-elle à Brenda. Sa capacité de sauter de l’anglais au français, et vice-versa, était étonnante !

"Au revoir," dit Sarah, incertaine, par-dessus son épaule et elle suivit la jeune archéologue, incapable de penser à une alternative. Durant le quart d’heure qu’il leur fallut pour rejoindre le chantier de fouilles, Jennifer fit la conversation à elle toute seule… Sarah essaya de glaner quelques renseignements utiles sur sa situation. Il apparaissait qu’elle était très proche de la jeune femme, qu’elle appelait « Tata Jenn », qu’elle avait un frère qui s’appelait Barnabé, et qu’elle adorait les  histoires de dinosaures et les princesses Disney… « Rien de plus normal pour une jeune fille de mon âge, n’est-ce pas ? » pensa-t-elle amèrement.

Devant le chantier, une voiture gris métallisée était garée, et un couple était en grande conversation. La femme se tourna vers Sarah et courut la serer dans ses bras.

« Sarah !!! Oh, ma chérie, tu m’as fait une de ces peurs ! Je croyais que tu avais été attaquée par un animal sauvage ! Il y a des animaux dangereux en Australie, chéri ?

-          Non, non je ne crois pas, mais ta mère a raison, tu nous as fait peur, ne recommence jamais ça ! Allez, monte derrière.» dit Patrick le Taciturne d’un air sévère. Sarah ne l’avait jamais entendu prononcer une phrase aussi longue…

 Il y avait quelqu'un assis sur le siège arrière de ce côté-là, alors elle hésita, et sentit la main affectueuse de la femme sur son dos. Elle ouvrit la portière et sauta à l'intérieur après avoir fait signe à Jennifer, tandis que son père s’installait à la place du chauffeur, et elle vit l'autre personne, un garçon, à côté d'elle. Puisque l’un était son père, il était raisonnable de supposer qu'il était son frère. Le garçon semblait avoir deux ou trois ans de moins qu'elle.

-          Qu’est-ce que tu fabriquais ?" demanda la femme une fois qu'elle eut fermé sa porte.

-          Oh, je bavardais juste avec la dame qui habite dans la maison à la barrière blanche. Je me suis arrêtée pour admirer... son... jardin. Il est très joli."

La voiture démarra. Sarah demanda: "Où allons-nous?"

"Qu'est-ce qui te prend?" répondit sa mère en regardant par-dessus son épaule. "Tu sais bien que nous allons suivre la côte pour essayer de trouver une plage."

-          Nous ne sommes pas... sommes ... oh, ouais, désolée. J'ai oublié. Heu ... Je pourrais me balader, si tu veux."

-          Ne sois pas bête, chérie,» dit la femme. "Ce serait beaucoup plus agréable d'y aller ensemble, en famille."

Sarah perçut deux choses à ce moment-là. Sa mère regarda l'homme assis sur le siège du conducteur et murmura: "Aaah, l’adolescence…". Le garçon à côté d'elle marmonna quelque chose dans sa barbe; quelque chose qui ressemblait étrangement à "Les filles sont des cruches". Elle le remarqua à peine. Ils avaient atteint le domaine et elle regardait désespérément les arbres alors qu'ils le longeaient.

La voiture s'arrêta et les autres avaient bien plus envie de sortir que Sarah. Ils étaient garés au bord de la route, juste à côté d'un petit chemin menant à une plage de sable doré, déserte et assez petite. Dans l'heure qui suivit, le frère de Sarah faisait l'idiot dans l'eau, son père était allongé sur une serviette, apparemment endormi, et elle et sa mère étaient assises côte à côte, à l'endroit où l'herbe rencontrait le sable, tenant leurs jupes autour de leurs jambes contre la brise.

"Il y a un an ou deux," dit la mère de Sarah avec nostalgie, "tu te serais déshabillée et tu jouerais dans l'eau, comme Barnabé. Ça me fait tout drôle."

-          Ah bon ?" demanda Sarah, intriguée.

Sa mère rit. "Regarder les enfants grandir," répondit-elle. «Je ne sais pas si je dois être heureuse que tu deviennes adulte, ou triste que tu ne sois plus ma petite fille".

Sarah ne répondit pas. Elle avait cent réponses différentes en tête, mais pas une seule n'aurait été appropriée.

"Je sais que ça semble un peu idiot, Sarah. C'est difficile à expliquer. Tu comprendras ce que je veux dire un jour, quand tu seras à ma place."

"Non, moi je n'y serais certainement pas," pensa Sarah, "même si j'espère que Brenda, si."

Toute la famille s'assit pendant un moment, et discuta plus comme des copains qu'entre parents et enfants. La conversation se déroulait, facile et ouverte, mais Sarah ne pouvait guère communiquer. C'était, en fait, dû au fait qu'elle ne savait pratiquement rien de sa propre vie, mais heureusement sa mère crut qu'elle faisait une crise d'adolescente rebelle et indépendante, et était convaincue qu'elle n'avait pas à se mêler de ses affaires. Heureusement, sa mère semblait connaître assez bien tous les amis de Sarah, ainsi que leurs familles, il s'est donc avéré facile pour elle de se laisser guider tout au long de la conversation, en apprenant beaucoup plus qu'elle ne le disait.

Elle découvrit qu'elle aimait énormément sa mère. Elle avait une personnalité chaleureuse et agréable et quand elle parlait des autres, il était évident qu'elle se souciait vraiment d'eux. En tant que garçon, les conversations entre Noah et son père avaient eu tendance à se concentrer sur les jouets ou d'autres objets, et quand ils discutaient de ses amis, cela portaient surtout sur celui qui pouvait gagner dans divers sports ou autres activités de compétition. Ce fut une surprise, rien moins que plaisante, de découvrir à quel point une relation mère-fille était différente. Elles ne parlaient pas de choses, mais principalement des gens, de ce qu'ils ressentaient et, si elles connaissaient leurs problèmes, de savoir s'ils pouvaient faire quelque chose pour les aider. Sarah était assez étonnée; ses yeux étaient grand ouverts.

Pensive, elle resta assise pendant un moment, puis sa mère se retourna et donna à l'homme qui somnolait à côté d'elle un coup de coude amusé dans les côtes ; cela le fit hoqueter et s'asseoir en sursaut, avant de lui attraper en plaisantant les poignets pour l'empêcher d'exécuter sa menace de le chatouiller. Elle entendit l’appeler Pat, ce qui confirmait donc bien son prénom. Elle, c'était Amandine, mais son père non seulement disait toujours son nom en entier, mais semblait le savourer, comme s'il prononçait le plus beau son du monde...

Maintenant que Sarah avait eu une longue conversation avec sa mère, ce qui lui avait permis de regarder de près son visage, elle pouvait en comprendre la raison. Elle méritait vraiment son nom et la façon dont son mari le disait. Sarah avait les mêmes cheveux, brun clair, blond sale, brun cendré... peu importe ... et probablement les mêmes yeux bleus et le même visage en forme de cœur. Elle se surprit à se demander si elle-même dans un miroir serait aussi belle que sa mère. «Je ne le saurai jamais…», pensa-t-elle.

Amanda appela Barnabé et lui annonça, comme Sarah le savait déjà en entendant ses parents, qu'il était temps de partir. Enfin, le moment qu'elle attendait était arrivé.

"Est-ce que je peux rentrer à pied ?"

-          Pas si tu ne veux pas mourir de faim," répondit Amandine en riant. "Le restaurant est réservé pour six heures et demie, et toi et moi avons besoin de temps pour nous préparer."

-          Mais ..."

-          Il n'y a pas de ‘’mais’’, jeune fille. Les dames s'habillent pour le dîner."

***

Sarah dût rester en retrait lorsque la voiture s'arrêta devant leur appartement et que tout le monde sortit, ne voulant pas montrer son ignorance. Elle suivit en traînant, ainsi les autres purent lui montrer la bonne entrée, puis eut l'impulsion de  demander à sa mère de l'aider à choisir quelque chose à porter, après s'être placée pour qu'Amandine lui montre sans réfléchir la voie et la conduise à sa propre chambre. Elle fit semblant de regarder avec désinvolture quelques papiers sur la table basse. L'une était une enveloppe adressée à M. et Mme Patrick Breton. Maintenant, elle connaissait son propre nom. Sarah Breton.

"Sûrement pas!" dit sa mère alors que Sarah posait un jean sur le lit. "Nous allons au restaurant, pas sur un chantier de fouille. Voilà, tu seras mieux ça." Elle ouvrit l'armoire et lui montra une robe lilas, puis l'échangea avec le jean qu'elle remit dans le tiroir. Sarah regarda la robe avec un sentiment de malaise. C'était beaucoup trop court; elle doutait que cela cache même ses genoux. Mais comment pourrait-elle discuter de ce point ? Quand on se querellait entre mère et fille au sujet des jupes courtes, c'était plutôt la maman qui rechignait.

«Tu prends une douche?

"Absolument pas, il n'en est pas question !," pensa Sarah. "C'est bon. J'en ai pris une ce matin," dit-elle à haute voix. C'était déjà assez pénible de devoir s'habiller.

Amandine quitta la pièce et sa fille la suivit. Il y avait une expression nerveuse sur son visage.

"Tout va bien?"

-          Je, euh, j'allais… juste aux toilettes.

-          Oh, d'accord, alors tu es la première dans la file d'attente." dit Amandine en souriant.

Elle ouvrit la porte des WC, se retourna et sourit de triomphe en la refermant. "C'est en fait une chance d'être battue sur ce point", pensa Sarah, parce qu'elle n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvait le petit coin. Lorsque sa mère sortit, deux ou trois minutes plus tard, en lui tenant la porte ouverte, elle fut surprise de voir le visage de Sarah figé et qu'elle avait l'air nerveuse.

"Ca va, ma puce ?" demanda-t-elle, légèrement inquiète. "Tu n'as de problèmes, n'est-ce pas?"

"Si seulement tu savais..." pensa Sarah, mais elle ne dit rien. Elle tenta de sourire à sa mère, mais elle ne savait pas si elle faisait illusion. Quand elle ouvrit la porte pour lui laisser la place, Amandine attendait toujours.

"Es-tu sûre que ça va ?" dit-elle. «On dirait qu'il y a quelque chose qui te tracasse.

"Je vais bien," répondit Sarah, et elle partit s'enfermer dans sa chambre aussi vite qu'elle le pouvait.

Le restaurant n'était qu'à quelques minutes de l'appartement et ils y allèrent à pied. Tout le long du chemin, et surtout quand il fallut entrer, Sarah se sentit mal à l'aise avec sa tenue. Noah n'avait jamais été un grand fan de shorts, comme on sait et, en tant que Sarah, découvrait qu'elle n'aimait pas non plus que ses genoux soient exposés. Ses sentiments étaient justifiés par la façon dont elle était regardée par chaque homme ou chaque garçon qu'ils rencontraient, soit sur le chemin, soit au restaurant. Lorsqu'ils la repéraient pour la première fois, leurs yeux se posaient immédiatement sur ses jambes, avant de se diriger vers sa poitrine, mais comme elle était complètement plate, ils détournaient le regard avec désintérêt et ne se donnaient même pas la peine de la regarder à nouveau.

Il y eut un peu de répit quand ils furent assis. Le cercle familial semblait la protéger, et bientôt elle se détendit et commença à s'amuser en discutant avec ses parents. Barnabé, cependant, continuait à la considérer avec un léger mépris, pensant apparemment qu'elle n'était qu'une idiote. Il l'a même dit à un moment donné, mais (malheureusement, dans l'esprit de Sarah) assez calmement pour que personne à part elle ne puisse l'entendre.

Sarah avait maintenant un gros problème. Une fois de retour dans leur appartement, son père verrouilla la porte et s'installa pour réviser les notes qu’il avait prise sur le lieu des fouilles afin de rédiger un article, avec pour seul signe de détente une bouteille de bière à portée de sa main. Sa mère lisait un livre policier. Barnabé fut envoyé au lit à dix heures et demie et elle à onze heures. Sa mère lui a dit qu'elle allait venir bientôt, ce qui lui fit comprendre qu'elle allait devoir se changer.

Elle trouva la robe d'été qu'elle avait portée cet après-midi et la cacha, avec des chaussettes et des chaussures, sous le lit; elle se déshabilla en sous-vêtements et passa une robe de nuit au-dessus de sa tête, puis rampa sous les couvertures. Elle se sentait assez fatiguée après tous ces événements et avait une peur mortelle de s'endormir, de se réveiller le lendemain matin et être obligée de vivre un autre jour dans la peau de Sarah. Elle était couchée sur le ventre, les coudes soutenant son poids, une position inconfortable qui l'aidait à éviter de s’assoupir, mais qui lui fit également découvrir qu'il ne ressentait pas la moindre gêne vers le bas de son corps lorsqu'elle était allongée comme ça.

Quelques minutes plus tard, elle entendit la porte s'ouvrir et elle se glissa sur le côté, faisant semblant d'être presque endormie. Elle sentit sa mère replier les draps autour d'elle et elle marmonna un "Bonne nuit, M’man" endormi, puis attendit que vienne le silence.

A peu près deux minutes plus tard, à nouveau posée sur ses coudes, elle sauta rapidement du lit. Elle se débarrassa de la chemise de nuit,  la remit dans le tiroir et s'habilla, à l'exception de ses chaussures, qu'elle laissa là où elles étaient. Ensuite elle se recoucha, entièrement vêtue, et lut à la lueur d’une torche un vieil Harry Potter tout écorné – Elle se rendit compte qu’elle lisait le français sans effort.

Finalement, alors qu’elle pensait que cela n'arriverait jamais, Sarah entendit ses parents aller se coucher. Elle éteignit la torche et la cacha, ainsi que les élèves de Poudlard, sous les couvertures, qu'elle tira sur elle. Elle était couchée sur le côté, les yeux fermés; la lumière remplit la pièce, puis sa mère posa sa main sur son épaule et l'embrassa sur le front. Sarah ne bougea pas, mais répondit d’un calme "Mmm." La porte se referma.

Elle s'assit et attendit encore une minute ou deux que la petite ligne de lumière sous la porte de sa chambre disparut. Elle sauta du lit et enfila ses chaussures.

Ouvrant soigneusement sa porte, elle jeta un œil dans le couloir. Il n'y avait personne et aucun signe de vie dans aucune des autres pièces. Elle se glissa vers la porte d'entrée. Il y avait une serrure à mortaise, mais il y avait aussi un loquet, qui était fermé. À son grand soulagement, la mortaise tourna sans un bruit. Espérant contre tout espoir qu'il n'y avait pas d'alarme, elle tourna lentement la molette dans un silence bienvenu. Il n’y avait plus qu’une chose à faire, mais cette fois il lui serait impossible de ne pas faire du bruit.

Le loquet cliqueta. Elle se retourna et courut loin de la porte, espérant que personne n'avait entendu le loquet se fermer. C’était très différent de courir comme une fille; ses bras ne l'aidaient pas naturellement autant, et sa forme pelvienne inclinait ses os de la cuisse pour rapprocher ses genoux. Elle se sentait encore plus féminine lorsqu'elle courait que lorsqu'elle marchait. Il comprenait enfin les moqueries qui l’avaient accompagné en cours de sport au collège, quand on disait qu’il courait comme une fille !

L'appartement était au premier étage, elle dût donc dégringoler les escaliers. Cela fit légèrement remonter sa robe, mais elle ne prit pas le temps de s'en soucier. Ce n'était que pour une seule fois, après tout, et il n'y avait personne aux alentours. Enfin, elle l’espérait. La porte extérieure de l’immeuble était également verrouillée, et quelques secondes plus tard, elle était libre.

Le retour vers la vieille route côtière s'est avéré être une expérience très désagréable : il était bien après minuit et bien que les rues semblaient désertes, elle pouvait encore entendre des voix de temps en temps. Il était impossible de dire de quelle direction venaient les sons, alors elle marchait timidement, s'attendant à moitié à chaque tournant de tomber nez à nez avec une ombre menaçante. Même après avoir dépassé les bâtiments, elle continuait à imaginer que quelqu'un pourrait sortir de derrière un arbre. Marcher seule la nuit vous rend très vulnérable, quand vous êtes une fille.

Sa maison était encore allumée en bas, et les lumières de la chambre et de la salle de bain étaient aussi allumées ; elle devina que Brenda était toujours en train de l’attendre. Il y avait une chance raisonnable de rentrer à la maison avant elle, mais même si Brenda était couchée au moment où Noah rentrerait, elle était sûre qu'il serait le bienvenu.

Enfin, elle atteignit le domaine et trouva l'endroit où escalader la clôture. Elle se donna un coup de pied, pensant qu'elle aurait dû apporter sa torche avec elle, car la nuit était sombre et dans les arbres, il pourrait être difficile de retrouver la grotte. Elle erra dans la forêt, la panique commençant à monter dans sa poitrine, quand elle vit enfin le contour sombre de la colline, mais trop sombre pour que le tunnel soit perceptible, noir sur noir. Elle devait tâter son chemin, et tomba presque à plat sur son visage quand sa main trouva enfin le vide. Elle se déshabilla dans le noir et porta ses vêtements dans le tunnel.

C'était une promenade perfide, encore plus effrayante que d’errer dans les rues, car à tout moment elle pouvait trébucher et se cogner la tête; elle commença à imaginer qu'un animal sauvage se jetterait peut-être sur elle dans l'obscurité. Ses craintes se calmèrent progressivement, cependant, en sentant son ancienne force revenir, sa foulée devenir plus longue et plus ferme, et finalement Noah donna un coup de pied dans la boîte de rangement à l'autre bout, tombant presque dessus. Il était de retour. Il était de nouveau un homme.

Il lui fallut beaucoup plus de temps pour s'habiller dans une telle obscurité, mais très vite il chercha la clôture, puis se précipita dessus avant de rentrer rapidement, presque en courant, chez lui.

Brenda dormait quand il se glissa dans son lit à côté d'elle, mais elle ne somnolait que depuis quelques minutes et elle se tortilla pour lui faire face quand il la dérangea, pressé. Elle passa ses bras autour de lui et le rapprocha, entraînant presque Noah sur elle.

-          Tu es en retard», ronronna-t-elle, «tu m'as manqué.

-          Désolé, j'ai dû aller à l'hôpital.

-          Comment y as-tu été ?

-          En voiture, comme d'habitude.

-          Mais tu ne l'as pas pris.

-          Non, Ken m'a emmené. Il vient juste de me déposer à nouveau.

-          Je n'ai rien entendu.

-          Il a insisté pour s'arrêter avant la maison pour qu'on ne te réveille pas. Je n'ai pas eu le cœur de lui dire que c'est exactement ce que je voulais faire ».

Brenda gloussa, un rire délicieux et coquin. En quelques secondes, ils étaient nus et se pressaient passionnément l'un contre l'autre, leur amour à la fois plus haut et plus profond que jamais. Ils flottèrent lentement vers la terre, mais quand Noah commença à se détourner, elle s'accrocha à lui, ses bras et ses jambes serrés autour de lui et le faisant de nouveau s'allonger sur elle. Ils attisèrent le feu de leur rémanence mutuelle avec ce qu'il avait entendu Brenda appeler affectueusement «troisième mi-temps». Finalement, Noah s'allongea sur le dos, Brenda recroquevillée contre lui, et caressa doucement sa poitrine alors qu'elle tombait dans un sommeil satisfait.

Le sommeil eut tendance à se refuser à Noah cette nuit-là. Pendant un long moment, il resta éveillé, et réfléchit. Sa principale préoccupation n'était pas les événements bizarres de cette journée; curieusement, c'était de la culpabilité; la culpabilité qu'il ressentait à cause de la façon dont il était inventé ce bobard avec tant de désinvolture, et l'innocence de sa femme à le gober si facilement. Des mots lui sont venus. Des mots qu'il avait entendus il y a de nombreuses années et revenaient maintenant le hanter. Des mots, eux-mêmes déchirés par la culpabilité, prononcés par Celia Johnson dans Brève Rencontre: "C'est terriblement facile de mentir quand on sait qu'on vous fait implicitement confiance. ¨Ô combien facile, et ô combien dégradant."

 

Chapitre 3. Le vol de sa vie

 

Deux jours de plus passèrent; Noah et Brenda passaient tous les moments possibles ensemble, et chaque nuit à la poursuite du désir de leur cœur.

Brenda était sous la douche. Noah toujours au lit, fixait le plafond et refaisait ses calculs de tête. Elle approchait de la fin de la période fertile de son cycle, donc ce soir pourrait bien être la dernière nuit où elle pourrait concevoir.

La nuit dernière avait été magnifique; Brenda avait été douce et tendre, mais leurs ébats n'avaient pas tout à fait atteint l'intensité qu'ils avaient il y a seulement deux nuits. Noé croyait comprendre pourquoi. Il était responsable de cette différence. Dans sa passion, il avait élevé Brenda avec lui, vers de nouveaux sommets qu'ils n'avaient pas égalés depuis des années. C'était le jour où il avait été piégé en Sarah, dans la peur d'être obligé de passer un jour de plus dans son corps d'adolescente.

Cette nuit-là, il avait été au meilleur de sa forme, et c'était Sarah, croyait-il, qui en était responsable. Le choc de rencontrer Brenda dans une situation si impossible avait renouvelé son énergie, et ressentir la frustration et l'impuissance de contempler sa beauté dans le corps de Sarah, avec ce sentiment rampant de malaise et de culpabilité, et puis gagner la détermination d'échapper à la subversion de sa masculinité.

Noah se dit qu’il devait rechercher les mêmes sentiments, ceux qui semblaient l'avoir propulsé, émotionnellement, vers Brenda comme une fronde. Il annula la promesse qu'il s'était faite et décida de redevenir Sarah. Une dernière fois et promis, il arrêterait.

Plus tard dans la journée, il programma son départ de l'hôpital pour arriver à Wollonga à cinq heures. Il avait l'intention de garer la voiture à la périphérie et de marcher le long de la vieille route côtière, devant sa maison, puis de revenir. En Sarah. Brenda passait généralement une heure environ avant le dîner dans le jardin de devant, et elle attendait généralement que la journée se soit un peu refroidie, vers cinq heures et demie. A nouveau, elle allait rencontrer Sarah.

Le meilleur endroit pour laisser sa voiture était la rue devant l'appartement où logeaient les Breton. C'était un endroit fréquenté, car le parking était gratuit, et sa voiture n’en serait pas emmenée. Il traversait la route quand, par hasard, Patrick, Amandine et Barnabé sortirent de l'immeuble au moment où il passait. Il se posait une question depuis un certain temps maintenant; une question à laquelle il ne s'était jamais attendu à trouver de réponse, mais maintenant il se voyait offrir une opportunité idéale et inattendue.

« Bonjour! » les héla-t-il. Il se dépêcha de traverser la route vers eux, puis leur demanda, quand il ne fut plus qu'à quelques pas : «Comment va Sarah?

Ils le regardèrent, perplexes. Ils n’avaient pas bien compris son anglais à l’accent australien. Soudain Patrick fit un signe de connivence et répéta la question en français à sa femme qui haussa les épaules en signe d’incompréhension. "Excusez-moi," dit Patrick, « je ne vois pas de quoi vous parlez. Vous êtes Mr Campbell, n’est-ce pas ? Le propriétaire de la maison près du chantier de fouilles ? ».

-          Oui, c’est moi…

-          Eh bien, je suis désolé, mais vous devez faire erreur.  Vous êtes sur de ne pas confondre avec mon étudiante ?," répondit Patrick. "Car nous n'avons pas de fille. Juste un fils." Il posa sa main sur l'épaule de Barnabé et regarda fixement Noah.

"Je suis vraiment désolé," dit Noah. «Vous avez raison, j’ai dû confondre Jennifer avec cette Sarah… Veuillez m’excuser.

"Il n'y a pas de mal," dit Patrick en souriant. Ils se séparèrent; Noah traversa la route et les autres poursuivirent leur chemin en bavardant. Quelques mots de leur conversation lui parvinrent aux oreilles.

« Ca ne risque plus d’arriver… Allez, on se voit là-bas."

"Téléphone-moi du taxi, et je vais te chercher un café."

Si seulement Noah n'avait pas été aussi préoccupé par ses propres problèmes à cet instant, il aurait peut-être plus remarqué ces mots. Si seulement il avait entendu l'indice ! Si seulement il s'était arrêté pour se demander pourquoi le père de Sarah avait besoin d'un taxi, alors qu'il était sur le point de monter dans sa petite voiture argentée. Si seulement...

Noah, cependant, était trop préoccupé pour en prendre note, et maintenant il avait des informations supplémentaires à traiter : la réponse à quelque chose qui le tracassait depuis un moment. Comme il l'avait soupçonné, Sarah n'existait pas. Il n'y avait personne appelé Sarah Breton. Pas avant qu'il ait traversé ce tunnel.

Brenda était déjà dans le jardin lorsqu'il atteignit la maison. Elle était manifestement sortie plus tôt que d'habitude et lui présentait maintenant un autre problème. Comment allait-il passer sans être vu ? Il envisagea de traverser la forêt derrière la maison, mais c'était un terrain accidenté. Puis, sans prévenir, tout changea à nouveau; Brenda, qui n'avait pas encore commencé à travailler sérieusement, rentra à l'intérieur. Si elle était restée dehors, qui sait ce qui se serait passé ? Peut-être Noah aurait-il abandonné son projet ?

Noah ne voulut pas gâcher l'occasion, alors il courut. Il ne lui fallut qu'une quinzaine de secondes pour se frayer un chemin et atteindre les arbres juste au-delà, mais cela semblait être les quinze secondes les plus longues de sa vie. Là, il s'arrêta, attendit, en respirant profondément, et regarda prudemment la porte d'entrée. Comme il l'avait espéré, Brenda ne se montra pas, donc elle ne devait pas l'avoir vu. Sinon, elle serait sortie aussitôt en courant de la maison et l'aurait appelé, intriguée de voir le comportement bizarre de son mari qui passait inexplicablement en courant, en essayant évidemment de ne pas être vu.

Il se retourna, soulagé, son cœur battant encore la chamade, et se dépêcha de faire les vingt minutes de marche jusqu'à la grotte de la Confusion, et y arriva agité et tremblant; presque une demi-heure s'était écoulée depuis qu'il avait sprinté devant sa propre maison, et il se serait normalement attendu à ce que son rythme cardiaque et son taux d'adrénaline se soient calmés maintenant. Pas du tout; au contraire, son cœur battait plus vite et l'adrénaline faisait trembler sa main plus fort; il était maintenant encore plus nerveux qu'il ne l'avait été quand enraciné sur place, il avait attendu, craignant que Brenda ne l’appelle. Pendant un certain temps - il fut incapable de dire combien de temps - Noah resta indécis, regardant derrière lui vers sa maison et devant, l'entrée du tunnel, où d’ailleurs les rubans de chantier avaient disparus, l'esprit rempli de doute. Finalement, après ce qui aurait pu être une minute, ou une heure, ou un jour, il entra sans plus hésiter dans le tunnel, sans davantage se préoccuper des quelques signes d’abandon du chantier, déboutonna sa chemise comme il en avait maintenant l’habitude. Quelques minutes plus tard, Sarah plaçait soigneusement ses vêtements, pliés, sur le sol et choisissait la première chose à enfiler. Une image de Brenda remplit sa tête, suivie de pensées sur la nuit passionnée qu'ils partageraient plus tard; de belles pensées qui lui firent bientôt ressentir un merveilleux frisson d'anticipation, mais se transformèrent très vite en détresse menaçante qui lui fit tourner la tête, légèrement nauséeuse. Elle chancela et dut s'accroupir pour éviter de perdre l'équilibre et de tomber. La notion de faire l'amour en homme lui avait fait ressentir à nouveau le choc qui l'avait presque fait s'évanouir lors de son premier changement, alors que la moitié de son esprit essayait d'imaginer quelque chose que l'autre moitié était incapable de concevoir.

De manière inattendue, cependant, l'action de s'accroupir aida à la guérir. Cela la submergea d'une vague de sensations physiques qui la balaya, et chassa complètement ce paradoxe de sa tête; l'impossibilité d’être plus grande que Brenda; l'impossibilité de la prendre dans ses bras; l'impossibilité de sentir sa douceur contre elle; l'impossibilité de s'imprégner d’elle. Ce serait à Brenda, et non à Sarah, de renverser tout cela; pour lui faire désirer les choses qui lui avaient été enlevées, mais qui lui appartenaient à juste titre: la masculinité, la force, la puissance, l'amour de sa femme. Le désir de ressentir des sensations impossibles provenait de parties d'elle-même qu'elle ne possédait plus combattait en vain les sensations étrangères de la réalité physique. Le désir céda, accablé par le réalité matérielle, et après quelques respirations profondes, longues et fortes, elle se sentit beaucoup plus stable; elle se leva et s'habilla, puis, comme si de rien n'était, courut jusqu'à la clôture et marcha aussi délibérément et aussi décidée que possible sur la route du retour.

Brenda n'était pas là, et Sarah attendit un moment, en jetant des coups d’œil par-dessus la clôture; finalement, elle se dit que ce serait stupide de rester dehors trop longtemps; si sa femme, qui ne la connaissait pas, la repérait par une fenêtre à l'étage et se demandait pourquoi une inconnue se tenait plantée devant sa maison, en train de scruter l’intérieur, elle pourrait s’en offusquer; alors elles ne pourraient plus discuter amicalement à l’avenir. Par conséquent, elle décida de faire un tour dans le coin, d'attendre une minute environ, puis de revenir. Ce qu’elle fit; Brenda, à son retour, n'était toujours pas là. Sarah décida de faire un tour plus long.

Il ne serait pas très prudent, pensa-t-elle, de s'approcher de l'appartement; elle avait raison, certes, mais son idée présente n’était pas plus prudente, car même la voie insaisissable qu'elle prenait était malavisée et bien plus dangereuse qu'elle ne l'imaginait. Elle aurait dû remonter le long de la vielle route côtière, dans la direction opposée à Wollonga, et l’état du chantier de fouilles archéologiques – nettoyé, visiblement délaissé -  l’aurait immédiatement alertée, mais de ce côté-ci de la maison, elle se glissa sans réfléchir, avec imprudence, aux confins de la ville. Elle avait eu l'intention de marcher le long de la première rue où elle était arrivée, puis de tourner et de revenir de la même manière avant de reprendre la vieille route côtière, mais à mi-chemin, elle rencontra une femme qui marchait dans l'autre sens. La femme sourit agréablement et Sarah fit l’effort stupide de lui parler dans son anglais hésitant.

"Hello, Ma... Ma... Madame," balbutia-t-elle. Cela semblait un peu étrange, mais elle allait s'en tirer. Elle avait failli commettre l'erreur de saluer la femme d’un «Bonjour Mme King» confiant, ce qui semblerait ridicule de la part de Sarah Breton, treize ans. Mme King était l'une de ses patientes et, plus tôt ce jour-là, s'était rendue à sa clinique à l'hôpital.

Après avoir eu si chaud, Sarah respirait fortement quand elle tourna le coin, et oublia de réfléchir correctement à ses actions. Comme elle avait rencontré Mme King, elle était réticente à revenir sur ses pas, mais la femme marchait lentement et Sarah était impatiente, alors elle prit la pire des décisions, la plus catastrophique : revenir par la rue voisine. Elle aurait dû être plus prudente: elle aurait dû d'abord regarder au coin de la rue, se tenir prête à tourner et à courir si besoin était, mais au lieu de cela, elle se se retrouva pile sur le chemin de sa mère.

«Sarah! Enfin! Où diable étais-tu? Nous t'avons cherchée partout ! »

***

L'appartement avait l'air complètement différent cette fois. Il y avait des valises ouvertes dans les chambres, dont les portes étaient toutes ouvertes. Une petite valise était posée sur le lit de Sarah. Dans le salon, l'une d'elles était sur la table basse, à côté de cinq billets d'avion.

«Tu ferais mieux de te dépêcher», dit sa mère. "Nous ne voulons pas nous coucher trop tard."

"Quoi?" répondit Sarah d'une petite voix. "Qu’est-ce que..."

«Sarah Isabelle Breton, vas-tu arrêter d’avoir la tête dans les nuages, s’il te plait ? fut sa réponse exaspérée. "Ton père a terminé sa mission. Nous rentrons à la maison demain. Sinon, pourquoi ferions-nous nos valises?"

Le dîner se composait de sandwiches complets et de jus de pomme, tandis que la mère et le père de Sarah organisaient la mise en caisses. Elle jeta rapidement tous ses vêtements en désordre dans sa valise, sans se soucier du tout de ce genre de bazar, puisqu'ils n'étaient pas vraiment à elle (et, en fait, leur existence même semblait être mise en doute, puisque Sarah elle-même cesserait d'exister une fois qu’elle retournerait dans le tunnel). Son plus gros problème n'était pas tant un problème qu'une petite irritation, car elle allait maintenant devoir revoir tous ses plans, et par conséquent ne pourrait sans doute encore une fois rejoindre Brenda qu’en fin de nuit.

Une fois que Barnabé et elle eurent reçu l'ordre de rentrer dans leur chambre et de s'endormir, elle passa à l'action. Il y avait un sac à dos rose dans le coin de la pièce, et elle y trouva ce qu'elle cherchait: un iPhone; un modèle plus ancien, mais encore parfaitement bon. En l'activant elle vit l'écran de verrouillage, qui lui demandait son code PIN, et elle jura à voix basse.

"Maman?" appela-t-elle, soudain pleine d’espoir. "Je ne me souviens plus du code de mon téléphone."

«Je l’ai noté», répondit Amandine. "Attends une minute."

Une minute plus tard, le téléphone était déverrouillé. Il n'y avait pas de connexion, donc de toute évidence, Sarah n'avait pas d'accord d'itinérance, et c'était probablement la raison pour laquelle le téléphone avait été éteint pendant tout ce temps. C'était sans importance; tout ce qui l'intéressait, c'était l'alarme, et après un brin de réflexion, elle la régla à deux heures. D'ici là, ses parents auraient dû aller se coucher, alors elle sortirait de l'appartement et s'enfuirait. Le seul inconvénient était qu'elle rentrerait à pied chez elle au milieu de la nuit. Elle se souvenait à quel point elle avait eu peur la dernière fois, et cela ne lui plaisait pas du tout.

Sa robe était étalée sur une chaise et tout le reste était prêt à être enfilé à la hâte, mais cette fois elle n'avait pas oublié une torche cachée sous le lit. Lorsque sa mère jeta un coup d’œil à l'intérieur et lui dit d'aller directement dormir, elle lui promit de le faire, puis s'installa dans l’attente, regardant la lumière ramper sous sa porte et l'ombre occasionnelle, quand les gens passaient devant de temps en temps.

Trop excitée pour pouvoir s'endormir, elle regardait régulièrement le téléphone, s'impatientant de plus en plus à chaque seconde qui passait, vérifiant l'heure de plus en plus souvent, désespérant que la chance de s'échapper se présente. Minuit et quart. Minuit et demi. Une heure moins le quart. Toujours aucun signe d'extinction des feux.

Sa porte s'ouvrit et il y eut un déclic soudain, inondant la pièce d'une luminosité douloureuse qui la fit lever les yeux avec surprise. «Sarah! dit la voix de sa mère: "Désolée de te réveiller, chérie, mais tu dois te lever." Sarah tira le téléphone de sous son oreiller dans une panique soudaine. S'était-elle endormie et n'avait-elle pas entendu l'alarme? L'écran lui disait que c'était une heure moins cinq.

"Le taxi sera là dans une petite heure," continua Amandine.

"Quoi?" répondit Sarah en hésitant. Elle était désespérée, mais cela ressemblait davantage à de la confusion endormie.

-          Le vol est à cinq heures, tu te souviens? Nous devons être à l'aéroport à trois heures, rejoindre Jennifer qui y sera déjà – Elle s’occupe de l’embarquement des caisses de vestiges. Dépêche-toi de t’habiller."

Sa mère partit, tirant la porte derrière elle et Sarah la regarda avec horreur.

Non, non, pas ça ! Elle sauta hors du lit et enfila ses vêtements. Son père était à la porte d'entrée, rangeant les valises prêtes à être emportées. Sa mère lui tendit une tasse de café et il s’assit sur les valises pour le boire. Sarah rôdait, se tenant aussi près de la porte qu'elle le pouvait sans rendre ses intentions évidentes. Il n’y avait pas moyen de sortir inaperçue ; il y avait toujours quelqu'un au mauvais endroit au mauvais moment. La sonnette retentit et l'interphone annonça l'arrivée du taxi. C'était sa dernière chance.

Son père aida le chauffeur de taxi à sortir le premier des bagages, et elle le suivit, mais Amandine l'arrêta en lui touchant l'épaule.

"Ma puce," dit-elle, "pourquoi donc as-tu décidé de porter une robe? Tu serais beaucoup plus à l'aise en jeans, comme moi, pour un si long vol."

-          Je ... euh ..." balbutia Sarah. Elle n’avait aucune envie de prendre quelque vol que ce soit, surtout «un si long vol». Puis les yeux de sa mère s'embuèrent.

-          Oh, je suis désolée, ma puce," dit-elle, sa voix s’étranglant un peu, "Tu n'es plus mon petit garçon manqué, n'est-ce pas? Tu es devenue une belle jeune fille et tout ce que je sais faire, c'est de te critiquer."

Elle serra sa fille dans ses bras, puis gloussa, "Mais je pense tout de même que tu n’aurais pas dû mettre de robe." Sur ce, elle souleva deux petites valises et les porta hors de l'appartement, laissant Sarah la regarder, sidérée.

Elle se reprit brusquement, réalisant que le temps était compté. Déjà son père transportait les deux dernières valises dans l'ascenseur. Les portes se fermèrent et il commençait à descendre. Elle courut dans les escaliers, descendit le plus vite possible, mais au moment où elle atteignit la porte extérieure, le chauffeur de taxi les emportait, bloquant la sortie. Son père la poussa et se retourna, lui faisant face, mais parlant par-dessus son épaule.

«As-tu bien fermé la porte? » demanda-t-il. La voix d'Amandine dit derrière Sarah, "Oui. J'ai laissé les clés sur la table basse, comme on nous a demandé de le faire." Sarah regarda les fenêtres du premier étage où se trouvait leur appartement. La torche était toujours sous le lit. Peu importe, elle avait réussi à trouver le tunnel dans le noir la dernière fois, donc ça irait bien cette fois encore. Il y avait un problème plus urgent. Sa mère: facile. Barnabé: pas trop d’obstacle. Son père: en aucun cas elle ne pourrait le distancer. Elle monta docilement dans le taxi et se mit furieusement à se creuser la cervelle. Elle était à l'arrière, derrière le chauffeur. Son père était sur le siège du passager avant, et Barnabé était au milieu, en réclamant d’avoir une fenêtre. Elle n'était à portée de main d'aucun de ses parents. Le taxi approchait d'un feu de signalisation, qui venait de passer au rouge. Parfait.

Elle regarda la voie opposée. Les lumières sont passées du vert à l'orange, puis au rouge. Maintenant. Elle tira la poignée de la porte et sortit au milieu de la route. Le taxi fit une embardée de quelques centimètres et s'arrêta, la porte de Sarah toujours ouverte. Même à cette heure-là de la nuit, il y avait encore quelques voitures dans les parages, et le conducteur fit sonner son klaxon avec impatience derrière son dos. Un autre, comme en réponse à la première, cria son refus de voir Sarah traverser la route devant elle. Elle atteignit le trottoir et partit aussi vite qu'elle le put, en direction de la vieille route côtière.

***

Le taxi avait roulé environ un kilomètre dans la direction opposée au moment où il avait été arrêté par les feux, il fallut donc à Sarah près d'une demi-heure pour rejoindre sa propre maison. Elle était consciente de sa robe flottant autour d'elle, de plus en plus à mesure qu'elle marchait ou courait vite, et de la réticence apparente de ses bras à rester près de ses côtés, tout ce qui la faisait se sentir dangereusement exposée. Les choses n'ont fait qu'empirer quand elle tourna le virage pour voir une voiture de police garée devant sa maison.

La voiture était vide, mais deux agents, un homme et une femme, se tenaient à la porte et parlaient à Brenda, et ils semblaient être sur le point de partir. Pendant qu'elle regardait, quelques mots ont dérivé dans l'air de la nuit et elle put comprendre que les agents promettaient d'informer Brenda dès qu’ils auraient de nouvelles informations concernant le sort de son mari.

Si elle avait pensé rationnellement, elle se serait glissée dans les buissons et aurait attendu, permettant à la porte d'entrée de se fermer et à la voiture de police de partir en toute sécurité avant de bouger, mais elle était paniquée et voulait atteindre la grotte sans perdre une seconde de plus, qui serait peut-être précieuse. Les deux policiers avaient toujours le dos tourné à la route, alors elle courut, aussi vite qu'elle le put, en passant devant la maison avant qu’on puisse la repérer, jetant un coup d'œil par-dessus son épaule avec soulagement pour voir qu'aucun des deux n'avait tourné la tête.

Ce qu'elle n'avait pas pris en compte, c'est que, bien que les deux officiers regardaient de l'autre côté, Brenda leur faisait face. C'est elle qui repéra un mouvement brusque et rapide dans l'obscurité de l'autre côté de la route. C'était sa tête qui se tournait vers les buissons au-delà. Ce sont ses yeux qui cherchèrent dans l'obscurité un autre signe. C'est elle qui répondit de bon gré aux questions posées par les agents.

-          Quoi ? Vous avez vu quelque chose?"

-          Je ... Je crois que oui. Je ne pourrais pas le jurer, mais je pense avoir vu quelqu'un courir devant la maison de l'autre côté de la route."

-          En êtes-vous sûre ?"

-          Pas vraiment, mais ça aurait pu être une jeune fille."

-          De quoi avait-elle l'air?"

-          Oh, mince, eh bien, je pense qu’elle devait être au début de l'adolescence, et qu’elle portait une robe. Qui lui arrivait à mi-mollet."

La policière regarda par-dessus son épaule, puis répondit, pensivement, "Peut-être que nous devrions ..."

Elle fut interrompue par le crépitement de la radio dans la voiture de police, et une voix dit quelque chose qu'aucun d'eux ne pouvait vraiment distinguer. Le policier retourna à la voiture, s'engagea dans une très courte conversation puis se leva et appela d'urgence son collègue.

"Un autre KALOF. Sarah Breton, française, treize ans, vêtue d'une robe d'été bleue, vue pour la dernière fois en train de partir dans cette direction."

"Cela correspond à son âge et à ce qu'elle portait."

La policière, qui se tenait toujours sur le pas de la porte, ne perdit pas plus de de temps. «Nous vous informerons dès que nous saurons quelque chose», dit-elle en sprintant vers le siège du conducteur. Son collègue avait fermé sa porte et sa ceinture de sécurité avant qu'elle n'ait touché la poignée.

Aux États-Unis, APB signifie bulletin en tous points. Au Royaume-Uni, APW signifie Avertissement à Toutes les Patrouilles. En Australie, il s'agit de «Gardez un œil dessus».

Par une ironie cruelle du sort, Brenda venait elle-même de rendre le retour de son mari sans doute impossible.

Le moteur redémarra et la voiture partit sur les chapeaux de roue; un peu plus loin sur la route, Sarah entendit la voiture démarrer mais crut qu’elle repartait à l’opposé jusqu’à ce qu’elle aperçoive la lumière des phares sur la route et les arbres autour d'elle. Prise de panique, elle grimpa par-dessus la clôture au bord de la route, réussissant à éviter de se coincer le pied dans sa robe, de tomber presque par terre de l'autre côté, et elle se retira à temps dans les buissons pour éviter d'être repérée. La voiture se précipita, suivie d'un silence.

Comme elle aurait souhaité que le terrain soit assez plat pour parcourir le reste du chemin à travers bois ! Après quelques dizaines de foulées, elle comprit que ce ne serait pas pratique, car les progrès seraient d'une lenteur exaspérante, alors, voulant perdre le moins de temps possible, elle prit la décision de retourner sur la route. Grimpant par-dessus la clôture, beaucoup plus prudente cette fois, elle repartit, à moitié en marchant et à moitié en courant, jusqu'à ce qu'elle trouve enfin l'endroit qu'elle cherchait et se mit à grimper dans le domaine. Dans quelques minutes, elle serait à nouveau Noah.

Les phares réapparurent, cette fois dans la direction opposée; ça pouvait être n'importe qui, pensa-t-elle; non, peu probable, se corrigea-t-elle; la seule chose censée se trouver sur cette route à cette heure, c’était la voiture de police qui était passée il y a dix ou quinze minutes. Elle se dépêcha, enroula sa robe autour de sa taille et sauta sans élégance sur le sol, puis, juste au moment où la voiture de police passait, se précipita aussi vite que possible dans les arbres. Elle disparut de la vue au moment même où la voiture de police s'arrêtait; il y eut une série de bruits reconnaissables, celui d’une voiture qui reculait rapidement, très vite suivi de celui de l'ouverture des portières.

"Hé !" appela une voix d'homme. «Sarah Breton ? »

Elle courut.

«Je suis sûr que c'est elle», devina-t-elle l'homme dire, accompagné du bruit de ses pas lourds. "Elle correspond à la description."

Sarah, cependant, avait disparu à ce moment-là, et était sûre qu'elle avait réussi à échapper à ses poursuivants lorsqu'elle arriva à la grotte, soulagée de la trouver si rapidement. La dernière chose qu'elle voulait faire était de se cacher pendant que les officiers la recherchaient, obligée de résoudre le double problème de trouver le tunnel et d'éviter d’être prise.

Le danger était passé, cependant. Elle avait réussi à s’échapper. Elle s'élança dans l'ouverture et courut vers l'autre extrémité, et la liberté. Son corps de Noah. Brenda…

... seulement, une main saisit son poignet et la ramena brutalement en arrière. Le policier l'avait rejoint incroyablement vite et l'avait rattrapée au dernier moment. Elle lutta, impuissante, contre sa poigne. Comment l'avait-il rattrapé? C'était impossible ! Le policier, bien sûr, était plus fort, avait une foulée plus longue et, surtout, n'était pas gêné par une fichue robe. Il avait réussi à franchir la clôture en une fraction de seconde.

"Où diable pensais-tu aller ?" lui demanda-t-il, toujours en la maintenant avec fermeté. Quelques secondes plus tard, la policière apparut. Elle avait été retardée, non pas parce qu'elle était plus lente, mais parce qu'elle avait dû contourner la voiture depuis le siège du conducteur avant de sauter par-dessus la clôture aussi facilement que son collègue. Elle prit le relais et tint Sarah par le bras.

«S'il vous plaît,» supplia-t-elle, «laissez-moi partir.

"Ne compte pas là-dessus," dit la policière sans passion en articulant lentement pour que la jeune fille puisse bien la comprendre, "c'est beaucoup trop dangereux. Tu n’as pas lu les panneaux ? Il y a des risques d’effondrement. Et tu pourrais trébucher, te cogner la tête, n'importe quoi. Tu pourrais disparaître pour toujours." Sarah ne pouvait que la regarder avec incrédulité; disparaître pour toujours, c’était exactement ce qu’elle voulait, mais c'était un point aussi impossible à discuter qu’à croire. La femme officier s'accroupit légèrement, les genoux pliés pour amener son visage au niveau de celui de Sarah. «Je suis l’officier Steen,» dit-elle, beaucoup plus doucement. "Tu peux m'appeler Pascale. Mon collègue s’appelle Michael Jordan."

«Appelle-moi Mick,» dit jovialement l'homme. "Comme tout le monde."

"La raison pour laquelle nous t’avons poursuivie," dit alors Pascale toujours très lentement et très distinctement, "est que tu réponds à la description d'une jeune française qui se serait enfuie plus tôt dans la soirée, et nous t’avons appréhendée parce que nous avons des raisons de croire que tu es cette jeune fille. tu comprends?" Elle répéta dans un français très accentué : « Tu comprends ce que je dis ? »

Sarah hocha la tête.

"Veux-tu me dire comment tu t’appelles, s'il te plaît?"

Sarah regardait derrière elle, les yeux écarquillés, trop effrayée pour répondre. Pascale soupira.

«Est-ce que tu t’appelles Sarah Breton? demanda-t-elle alors, si sincèrement que Sarah se trouva incapable de mentir. Elle hocha la tête et Pascale sourit plus franchement. "Allez," dit-elle, "nous ferions mieux de te ramener chez tes parents."

Sarah essaya de reculer, mais fut incapable de se dégager. "Sarah," dit Pascale, "tout va bien. Quoi qui te fasses peur, tu es en sécurité maintenant."

Ils ramenèrent Sarah vers la route. Elle ne pouvait rien faire. Pascale tenait soigneusement la robe de Sarah, tandis que Mick l'aidait à grimper, et avant qu'elle ne s'en rende compte, elle se retrouva sur le siège arrière de la voiture. Quand les deux gendarmes prirent place à l'avant, elle découvrit vite que la poignée de porte intérieure ne fonctionnait pas. Pascale regarda par-dessus son épaule et secoua la tête. Sarah soupira, frustrée. Mick regarda sa partenaire en lui souriant malicieusement.

«Bon travail ! Avec les filles, c'est du gâteau», dit-il et Sarah pouvait sentir que ces mots énervaient Pascale.

" Et tu entends quoi par-là ?" rétorqua-t-elle, visiblement agacée.

"Ses bras battaient l’air partout," répondit Mick, toujours en souriant, "m'ont donné un point à quoi m'accrocher. Si elle avait été un mec, je l'aurais probablement manquée."

Pascale grogna en guise de remerciement. Si Sarah n'avait pas été aussi abattue et craintive, même elle aurait pu trouver l'échange amusant. Puis les deux officiers sont redevenus sérieux.

"Je vais l'appeler," dit Mick.

Pascale, qui était au volant, parla alors par-dessus son épaule. "Attache ta ceinture de sécurité, Sarah, s'il te plaît."

Elle était assise du côté passager et Pascale put la voir docilement attacher sa ceinture. La voiture recula alors doucement et démarra.

"Où m'emmenez-vous?"

"Nous le saurons très bientôt, mais je pense que ce sera à l'aéroport de Rockhampton."

Pascale avait raison. Lorsque Mick parla au bureau de contrôle, lui confirmant le nom et la description de Sarah, on lui dit que ses parents et son frère étaient déjà en route, sous escorte policière. Ils l'enregistreraient (puisqu'elle était une enfant) en son absence et son identité serait vérifiée à la porte.

Sarah, assise dans la voiture, sentait grandir son désespoir à chaque maison, chaque rue et bientôt chaque champ qui passait. Quand ils seraient arrivés à l'aéroport, son évasion, comme elle le savait, serait beaucoup plus difficile. Si même elle arrivait à échapper à la police, son retour chez elle serait difficile et alambiqué. Elle n'avait pas de moyen de transport, pas d'argent, et sa description serait sur toutes les radios de police entre Rockhampton et Wollonga. Elle ne pouvait pas rentrer à pied par la route, mais elle s'en moquait. Si elle devait faire une randonnée de cinquante kilomètres à travers champs et bois et à travers les rivières pour atteindre Brenda, elle le ferait. Un homme, un vrai, marcherait jusqu'aux extrémités de la terre pour sa bien-aimée, et elle était cet homme. A part un détail assez flagrant, certes.

La voiture s'arrêta finalement devant l'entrée principale de l'aéroport. Les deux policiers se mirent à sa portière, un de chaque côté, avant de l'ouvrir. Sarah fit un mouvement soudain et hésitant, comme si elle était sur le point de s'enfuir, mais Pascale lui prit les épaules, pas méchamment, mais assez fermement pour que Sarah s'arrête et la regarde. Elle sortit ensuite ses menottes; elle les plaça aux poignets de Sarah et attendit quelques secondes avant de les remettre à sa ceinture.

"Je ne veux pas avoir à te menotter, Sarah," dit-elle gentiment. "S'il te plaît, sois gentille, ne m’oblige pas à le faire."

Sarah était tellement secouée par la sensation intimidante de l'acier froid sur sa peau qu'elle se laissa conduire sans protester dans l'aéroport vers le service de sécurité. Pascale la guida à travers le détecteur avant de la suivre; les lumières et les sirènes se mirent immédiatement à clignoter et à hurler au passage des agents, mais le personnel de sécurité leur fit signe de passer. Sarah regarda par-dessus son épaule; il y avait trop de gens qui faisaient la queue pour qu'elle puisse s'échapper: un mot de son escorte et cinquante mains la saisiraient pour la retenir.

Sa seule option était d'espérer que, comme certains aéroports, Rockhampton eût une sortie directement du hall d’embarquement, et elle la cherchait désespérément des yeux. On la conduisit devant les magasins. Elle n’avait vu aucune porte de sortie nulle part, et bientôt elle se retrouva à marcher couloir après couloir, se sentant comme emmenée dans un labyrinthe où elle serait abandonnée, seule et effrayée, incapable de trouver son chemin. Encore une volée d'escaliers et elle se retrouva dans une pièce vide à l'exception de cinq personnes debout à côté d'un bureau à l'autre porte : sa mère, son père, son frère, Jennifer et une femme en uniforme de la compagnie aérienne.

Son père impassible, droit comme un i, la regardait avec colère. Barnabé avait son expression habituelle «Les filles sont stupides», sauf que cette fois il était encore plus méprisant. Amandine et Jennifer avaient toutes les deux les yeux rouges et des larmes sur les joues. Elle courut embrasser sa fille, la suppliant de dire qu'elle allait bien, lui disant à quel point elle avait été inquiète et à quel point elle était heureuse de la retrouver. Jennifer resta en retrait et se contenta de lui faire un petit sourire désolé.

Le vol avait dix minutes de retard à cause de la fuite de Sarah, et il n’attendait plus qu’elle, à la demande de la police. Les autres passagers étaient irrités, regardaient leur petit groupe d'un air mécontent lorsqu'ils entrèrent, ayant parfaitement deviné qu'ils étaient responsables du retard. Ils prirent place, rouges de honte. Amandine décida qu'il serait sage que sa fille s'assoie entre elle et « tata Jenn ».

La porte se referma et la cabine, immédiatement, se mit sous pression. Cela fit frissonner Sarah. Elle avait l’impression d’une situation irrévocable, comme si elle était définitivement piégée dans sa peau de jeune fille. Elle sentit l'avion trembler, commencer à bouger, puis à rouler, et son angoisse s'intensifiait à chaque mouvement. Puis vint la chose qu'elle redoutait, et le savoir ne fit rien pour atténuer le choc. Le rugissement soudain des moteurs fut suivi de la sensation d'être repoussée dans son siège, puis de la douce illusion de flotter alors que les roues se soulevaient.

Sarah quittait le Queensland. Elle baissa la tête et se mit à sangloter. Sa mère passa son bras autour d'elle et lui baisa le haut de la tête. «Qu'y a-t-il, Sarah? demanda-t-elle doucement. "Qu'est-ce qui te prend? Tu peux tout me dire."

Sarah ne répondit pas; toujours assise, la tête penchée, elle tremblait pitoyablement.

"Que s'est-il passé dans le taxi? Pourquoi t'es-tu enfuie comme ça?"

-          Je ne sais pas," mentit Sarah, simplement pour dire quelque chose. «Je ne voulais juste plus partir et j'ai paniqué. Je ne sais pas à quoi je pensais. C'était tellement stupide. Je suis désolée.

Amandine soupira et regarda sa fille pendant un moment, puis dit: "Ton père est tracassé, mais il n'est pas vraiment en colère contre toi, tu sais. Il était surtout inquiet pour toi, tout comme moi, et il était un peu gêné par tout ça aussi. Laissez-moi m'occuper de lui. "

Sarah hocha la tête.

"Nous resterons ensemble."

-          Merci."

-          Tu dois être épuisée. Essaie de dormir."

Amandine se rassit et ferma les yeux, tandis que Jennifer se contentait de lui sourire, en pensant qu’il valait mieux la laisser tranquille. Cela ne laissait plus à Sarah la possibilité de s’occuper l’esprit, elle était libre de contempler son destin, pleinement exposée à ses terribles sentiments de terreur pour l'avenir. Il allait lui falloir l’affronter,  du moins à court terme. Elle regarda ses jambes nues au-delà de l’ourlet. Le tissu de sa robe s'était installé dans la vallée créée par la forme de ses cuisses, parfait symbole du vide entre elles. Des larmes brouillèrent sa vision et tombèrent sur ses mains croisées sur ses genoux. Jennifer lui caressa les cheveux, lui murmurant des mots d’apaisement. A dix-neuf ans, elle croyait à tort comprendre mieux la jeune fille…

Chaque étape du voyage ne faisait qu'accroître ses sentiments, chaque destination l’éloignant un peu plus de la femme qu'elle aimait. Sidney. À plus de mille kilomètres de chez nous, l'évasion était devenue impossible. Singapour. L'impossible était devenu inconcevable. Couche après couche, la misère s’amassait sur elle avec chaque pressurisation de la cabine, chaque transit, chaque taxi, chaque décollage. Enfin, trop fatiguée pour pleurer, elle s'endormit.

"Mesdames et Messieurs, bienvenue à Orly," dit une voix agréable qui la réveilla en sursaut, pour voir ses espoirs anéantis lorsqu'elle découvrit qu'elle était toujours Sarah.

On bavardait avec animation tout autour d'elle; beaucoup de gens éprouvaient le plaisir de visiter Paris pour la première fois; beaucoup rentraient chez eux; certains allaient retrouver des parents ou des amis qu'ils n'avaient pas vus depuis des années. Sarah ne ressentait pas une telle excitation. Elle était bloquée en France, piégée à des milliers de kilomètres de chez elle et du salut, coincée dans le corps d'une fille de treize ans.

La séparation d’avec Jennifer, le trajet en taxi depuis l'aéroport se fit dans le brouillard. Sarah n'avait aucune idée de la direction dans laquelle ils allaient, ni pendant combien de temps. Elle ne pouvait que regarder fixement devant elle dans un silence hébété. Son père porta les valises dans la maison. Elle le suivit. À ce stade, elle ne remarqua ni le numéro, ni la couleur de la porte d'entrée, ni le papier peint. Elle suivit son père à l'étage. Là, elle trouva une valise posée dans une chambre qui appartenait clairement à une jeune fille. Amandine la regarda entrer. Elle sourit tristement à sa fille en poussant la porte derrière elle. Sarah se jeta sur le lit. Elle s'allongea, le nez dans son oreiller. Elle ne bougea plus jusqu'à ce que son oreiller soit tout trempé de ses larmes.

Chapitre 4. Enfermée dans une résistance acharnée

 

Les jours suivants furent un cauchemar. Sa maison, sa chambre, ses vêtements, ses possessions, ses amis, elle-même, tout lui était inconnu et étranger. Surtout elle-même. À cela s'ajoutait le mal du pays et son chagrin d'avoir perdu Brenda. Penser à son épouse était ce qui lui faisait le plus mal (suivi d'autres choses, pas très loin derrière).

Tandis que les jours se transformaient en semaines, Sarah finit par se calmer et à réfléchir de manière plus rationnelle. Pour le moment, elle était forcée d'accepter d'être coincée dans ce corps et dans cette vie. Le choix était simple : abandonner et être malheureuse, ou se battre pour redevenir elle-même. Elle décida de se battre et se promit de trouver un moyen de revenir à Wollonga.

Sa punition pour avoir fui cette nuit fatidique passa, tout comme, plusieurs semaines plus tard, son quatorzième anniversaire. Sarah fit des efforts méritoires pour se conformer aux attentes, en particulier à celles de sa famille. Barnabé la méprisait toujours (même si même cela semblait s'adoucir avec le temps), mais sa relation avec ses parents se renforçait, en particulier le lien avec sa mère. Ses parents finirent par la considérer avec respect et confiance. Tata Jenn, de son côté, devint une amie fidèle qui la conduisait parfois sur les lieux de ses tournages – la jeune femme tournait dans des films pour se payer ses études. Elle s’était rendue compte du désespoir de Sarah, peut-être plus encore que ses parents, et faisait tout ce qu’elle pouvait pour la dérider.

Et donc, environ deux mois après leur retour d'Australie, Sarah décida d'aborder le sujet des vacances de l'année prochaine (il était temps) et, en prenant les devants, espéra influer sur la décision.

"J'ai aimé les vacances de cette année," dit-elle et sa mère la regarda et lui sourit. Son père restait le nez dans son journal.

-          Oui, c'était très bien, c'est vrai," répondit lentement Amanda, "mais c'était un long voyage pour une si court séjour. Et puis, cela dépend des missions de ton père…"

-          J'ai trop aimé ça, j'aimerais le refaire», suggéra Sarah avec espoir. «On pourrait retourner au même endroit l'année prochaine?

-          Non, la mission est terminée. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous disperser.», décréta Patrick sans lever les yeux.

Amandine vit la déception et l'inquiétude sur le visage de sa fille et fronça les sourcils, inquiète. "Chérie, ton père a raison, tu sais," dit-elle. «C’est déjà bien beau que nous puissions l’accompagner dans ses voyages. Comme la plupart des gens, nous devons nous contenter de vacances qui sont un peu plus à notre portée, et ne le suivre que si c’est autorisé.

"Oui, la prochaine fois nous irons en Israël. Le Centre des Etudes Bibliques a prévu une mission là-bas.", déclara le journal.

-          Mais, je ... je ... je veux retourner à Wollonga, moi," murmura Sarah - c'était un cri du cœur. Les larmes coulèrent de ses yeux à l'affreuse idée d'avoir à attendre si longtemps. "Plus que tout au monde."

Sa mère la regarda avec une surprise mêlée de sympathie. "Sarah," dit-elle, "pourquoi veux-tu donc retourner là-bas ? Ce séjour à Wollonga n'avait rien d'extraordinaire, seul ton père devrait être satisfait, tu as trouvé des choses, n’est-ce pas, Patrick ?

-          Oui, oui, des ossements assez intéressants… Mais je ne regretterais certainement pas cette fournaise !

-          Franchement, moi non plus », gloussa Amandine, « je n'ai pas du tout été impressionnée par cet endroit. "

Sarah ne pouvait que secouer la tête avec incrédulité.

"Tu sais, nous avons convenu que l'année prochaine comme nous devons aller en Israël, nous irions passer des vacances plus reposantes à Tel Aviv ou un endroit comme ça, au bord de la mer, pendant que ton père crapahutera dans le désert. Quelque part en tous cas où je pourrais porter un bikini, de préférence toute la journée. Toi aussi, si tu veux. L'été prochain tu auras presque quinze ans. Ta silhouette va prendre quelques rondeurs, et les garçons commenceront à s’intéresser à toi, ma chérie. "

Sarah s'endormit en larmes cette nuit-là, pour la première fois depuis un bon moment. Cependant, le lendemain matin, elle avait pris une nouvelle résolution. Si ses parents n'étaient pas disposés ou incapables de la ramener à Wollonga, elle devrait le faire elle-même. Immédiatement, cependant, elle s'est trouvée confrontée à une réalité désagréable : elle avait quatorze ans, n'avait pas d'argent, et de toute façon, ne pourrait pas faire un tel voyage toute seule, même si elle avait eu de quoi le payer.

Une poigne glacée étreignait son cœur, celle qui la tenait impitoyablement lorsqu'elle se réveilla le lendemain matin. S'il pouvait sembler positif d'attendre qu'elle soit assez âgée, ce n'était qu'un faux espoir. La réalité était bien pire. Pour être brutalement honnête avec elle-même, elle allait devoir attendre de pouvoir financer le voyage avec son propre argent, ce qui prendrait très certainement beaucoup de temps. Elle aurait à souffrir, désespérée, tout au long de sa scolarité, tout au long de l'université, jusqu'au point de sa carrière où elle aurait réussi à économiser suffisamment pour un vol en aller simple à Rockhampton, avec assez de restes pour un taxi jusqu'à Wollonga. Cela, de manière réaliste, signifiait qu'elle en avait pour dix à quinze ans, emprisonnée dans le corps de Sarah Breton.

Elle serait forte. Ce fut la première promesse qu'elle se fit. Noah Campbell n'était pas un lâcheur, elle non plus. Elle resterait toujours Noah à l'intérieur et elle ne l'oublierait jamais. Elle ferait tout ce qu'elle aurait à faire pour survivre et redevenir cet homme. Elle ne se laisserait pas fléchir par les petits bonheurs ridicules que pourraient éventuellement lui apporter cette vie de fille qu’elle abhorrait !

Le seul plaisir qu’elle voulait conserver malgré tout (en souvenir de son ancienne vie), c’était de se balader. Mais s’il était facile de se promener tout seul dans un coin désert mais sûr en Noah, se promener en Sarah, une simple jeune fille, dans un quartier de banlieue parisienne se révéla très vite bien plus problématique. Les parents d’abord étaient plutôt contre, surtout sa mère. Elle lui disait que c’était dangereux pour une femme seule, quel que soit son âge, de fréquenter certaines rues, qu’elle risquait de se faire agresser… Sarah voulut bien la croire, elle avait déjà expérimenté cette angoisse diffuse quand elle était rentrée de nuit vers son tunnel. Elle accepta de se promener au moins avec une amie ou son frère – Barnabé n’était pas trop d’accord, aussi se dépêcha-t-elle de se trouver une amie de son âge pour se promener… Elle en trouva une, Lydia, qui était dans sa classe, mais la jeune fille répugnait elle aussi à se balader sans but, et ainsi, en fin de compte, Sarah dut se contenter de rentrer du collège avec sa copine en guise de promenade…

Cette seule concession au devoir qu’elle se permit ainsi sévèrement réduite, Sarah, malgré la chance qu’elle avait - après tout – de vivre une seconde jeunesse, n’en profita pas. Elle ne s’amuserait guère tout au long de son adolescence, et finirait par s’éloigner de Lydia à cause de cela, car son amie aurait bien voulu l’entraîner dans des sorties shopping ou des soirées au cinéma, dans des concerts… mais Sarah allait refuser systématiquement, prétextant avoir des devoirs à faire ou des exposés à préparer.

Car elle avait très vite commencé par réfléchir à sa scolarité. Meilleure élève elle serait, meilleur serait le travail auquel elle pourrait prétendre et plus vite elle serait en mesure de se constituer une cagnotte. Et en effet, elle se jeta à corps perdu dans chaque matière de chaque classe, fit avec zèle chaque devoir, chaque chose demandée par ses profs. Ce faisant, elle mit involontairement fin à son chagrin, et se dirigea avec succès vers la dernière étape du processus: l'acceptation. C'était une expérience étrange et inattendue de se retrouver réveillée chaque matin sans la main froide de la terreur qui l'attendait alors qu'elle prenait conscience d'elle-même, et de se retrouver avec des choses pratiques à faire; des choses à espérer et qui suscitent l'enthousiasme. De plus, son corps commença à changer et elle se rendit compte qu'elle devenait lentement une jeune femme. Sa mère avait raison; les garçons se mirent effectivement à la remarquer. Cependant, quelque chose d'autre s'est produit que sa mère n'avait pas mentionné (car pour elle cela allait de soi), et que Sarah elle-même n'avait ni envisagé ni attendu : elle commençait de son côté à s’intéresser aux garçons.

Ce lent processus d'identification lui fit peur; elle se rendit compte qu'elle risquait de devenir pleinement, et seulement, Sarah, et ce faisant, elle risquait également de faire disparaître Noah, ce qu'elle voulait éviter à tout prix; l'homme qui aimait Brenda Campbell était toujours là, enterré au fond d'elle-même peut-être, mais il luttait toujours pour sa survie. Son problème, cependant, était son environnement: son corps, sa vie, sa famille, ses amis; toutes ces choses l'immergeaient complètement dans sa vie de jeune fille; petit à petit, cela devint la norme et elle continua à s’intéresser les garçons.

Un an après sa transformation, Sarah prit une décision lourde de conséquences : dans le but de se constituer une réserve d’argent le plus vite possible, elle se rappela de l’histoire de sa « tata », et se dit que si elle faisait du cinéma comme elle, elle gagnerait beaucoup plus vite de quoi rentrer chez elle. Elle demanda l’aide de Jennifer, qui ne se fit pas prier pour l’aider avec ses relations dans ce milieu, car à cette époque, Sarah était encore si triste qu’on avait automatiquement envie de l’aider…

Ce fut ainsi qu’elle fut prise dans le casting d’une série pour adolescents à Grenoble, qui devait passer dans la même émission dans laquelle tata Jenn avait débutée : TD2A, sur France 2. L’actrice principale n’était plus disponible pour la saison 2, et la production cherchait une remplaçante d’urgence. Jusque-là, elle s’était à peu près décidé à engager une actrice amateur, une vendeuse de 22 ans, mais le bout d’essai de Sarah, excellente actrice depuis qu’elle avait commencé à vivre cette vie, et ayant exactement l’âge du rôle, la vit remporter le rôle haut la main. Les tournages se déroulèrent à Grenoble pendant les vacances scolaires, et elle s’y rendit accompagné de la précieuse Jennifer, qui lui servait à la fois d’adulte accompagnatrice, de personne de confiance, et de conseillère avisée.

Sarah eut un choc en découvrant le script de la série, qu’elle avait ignoré jusqu’alors. Elle racontait l’histoire de Thomas, un garçon de 14 ans qui, par accident, avait acquis la capacité de se transformer temporairement en fille en frottant une cicatrice qu’il avait au bras… Lors de cette seconde saison, il allait donc devenir Sarah, puisque les scénaristes avaient conservé le prénom de la jeune fille. Cela rappela à celle-ci de bien douloureux souvenirs… Notamment, cet épisode dit « d’Halloween » où le héros restait coincé plus longtemps que d’habitude en fille. Le tournage en fut laborieux, car plusieurs fois l’actrice principale s’effondra en larmes, et même, s’évanouit lors de la scène où elle devait avouer à sa meilleure amie aux cheveux roses, Aude, qu’elle n’arrivait plus à se retransformer en garçon… Personne ne comprit rien à son attitude, mais les jeunes acteurs se montrèrent adorables et surent la consoler, sans rien comprendre à son attitude.

L’année suivante, quand la série fut diffusée sur France 2, elle connut un certain succès qui dépassa même son public cible, mais Sarah ne la regarda pas.

A quinze ans, elle obtint un petit rôle dans le livre V de Kaamelott, celui d’une servante à la taverne qui échangeait quelques mots avec Perceval – Etant donné la popularité du personnage, elle se retrouva ainsi imbriquée dans de nombreuses compilations des meilleures citations du Gallois.

Elle continua sa petite carrière d’actrice qui, à sa grande satisfaction, lui constituait un petit pécule… bloqué sur un compte jusqu’à sa majorité. Pour les responsables de casting, elle représentait  le modèle type de l’adolescente épanouie et on commença à la voir de plus en plus  dans de petits rôles dans de nombreuses productions pour la jeunesse.

Mais elle n’était pas épanouie, pas plus que nécessaire… Son apparence, par exemple, lui posait problème. Elle s’était choisi pour principe de ne pas faire trop d’efforts pour se faire remarquer – elle serait ce genre de filles qui se maquillerait peu, et entendait développer un goût plus modéré que les autres filles pour les vêtements. Cependant, sa mère et Jennifer l’encourageaient sans cesse à se soucier de son apparence, et elle résistait comme elle pouvait. Les autres filles la jugeait avec mépris pour son manque de style, et cela finissait par la miner. Alors, elle finissait par céder. Elle se mettait une jolie robe, ou tout autre vêtement plus féminin, elle prenait un peu plus de temps pour se préparer – d’abord, pour se maquiller en style gothique, puis elle se laissait aller à un style plus traditionnel.

Ce faisant, un garçon quelconque finissait par la remarquer (à cause surtout de l’un de ses rôles), et lui faisait un compliment. Elle se sentait alors rougir de plaisir, et souriait au garçon, surtout s’il était plutôt beau gosse – Alors, elle se rendait compte que le garçon qui lui plaisait ressemblait plus ou moins à Noah, elle était submergée par une vague de culpabilité et de dégoût pour son corps de fille  et elle retombait dans son style informe de base.

Dès lors, pendant quelques années, sa réputation de pimbêche ainsi faite la protégea d’autres aventures… Tout en continuant à jouer les adolescentes enamourées dans ses films.

Comme conséquence directe de sa carrière, toute la famille avait fini par déménager à Grenoble, là où se concentrait sa carrière cinématographique. Elle perdit tout contact avec Jennifer, la dernière personne qu’elle avait connue en Noah en dehors de sa famille. Désormais, son immersion était vraiment totale.

A la rentrée au lycée Stendhal, il y eut un garçon en particulier qui lui tourna autour. Calogero Martinelli jouait à fond son rôle de dragueur italien, et il la harcelait constamment; le matin, pendant les pauses, à la cantine, pendant les interclasses... toujours là, il essayait de l'accompagner au lycée, puis de la raccompagner chez elle... Elle habitait au centre-ville, du côté du jardin de ville, et lui beaucoup plus loin, sur la rive droite… Alors, elle se mit à varier son itinéraire, et au lieu de prendre la rue Lafayette, puis la rue Jean-Jacques Rousseau, elle se mit à passer par la rue Félix- Poulat, la place Sainte-Claire, la rue Voltaire etc. pour se donner un peu de répit; quand elle allait d'une classe à l'autre, elle essayait de l'éviter; mais quoi qu'elle fasse, Calo semblait toujours la coller de près. Il osa lui demander d'assister à l'un des bals du lycée et, avec son orgueil de Sicilien, n'accepta pas qu'elle refuse; il la harcelait constamment et l'embêtait tant qu'elle finit par rire et accepter, simplement pour se débarrasser de lui.

Ils échangèrent leur premier baiser quelques semaines plus tard, après qu’il se soit jeté dans la fontaine de la place Grenette (une vieille tradition, tous les jeunes grenoblois ont fait ça au moins une fois dans leur vie pour épater leur petite amie !). Il y en eut bien d'autres, mais leur romance ne dura pas. La fin des cours arriva, les résultats du bac furent publiés, et cela sonna la fin de leur relation.

Sarah persévéra, sans se décourager. Elle n’avait toujours pas les moyens de se payer le voyage de retour malgré sa cagnotte d’actrice et devait maintenant faire face à un choix difficile : devrait-elle arrêter ses études, creuser sa carrière d’actrice et continuer à arrondir sa cagnotte; ou devrait-elle investir plus de temps dans des études à la fac pour pouvoir gagner et épargner plus, bien que cela la retarderait de quelques années? Elle avait obtenu son bac avec la mention Très Bien, alors elle prit la décision de délaisser sa carrière de starlette et de poursuivre des études, fortement encouragée par ses parents (quoique son père fut déçu de ne pas faire d’études d’histoire option archéologie). Elle s’inscrivit à la fac de médecine de Lyon (et fut finalement obligée d’utiliser sa cagnotte pour financer ses études), mais décida de ne surtout pas se spécialiser en gynécologie – Elle en avait plus qu’assez de l’intimité féminine !

Les années passèrent. Barnabé, qui dépassait maintenant Sarah de 15 centimètres (pour elle, Barn’ était un géant; pour lui, Sarah était une grande et belle fille), avait totalement changé d'attitude et adorait maintenant sa sœur aînée. Elle était devenue amie avec Laureen, la copine de Barnabé, une amitié qui s'est avérée être une aubaine lorsqu'elle dut faire face à une tragédie inattendue.

Un vendredi matin très tôt, Sarah était dans son appartement d’étudiante, et n'était pas encore partie pour son premier cours, lorsqu'elle entendit le signal d’un SMS sur son téléphone. C'était Barnabé qui lui demandait si elle était là. Il se trouvait au 127, Cours Albert Thomas, près de chez elle, et voulait venir la voir, dit-il; étant donné l'heure matinale, elle devina aussitôt que quelque chose n’allait va pas. En vérité, il avait fait la route exprès depuis Grenoble et était prêt à attendre aussi longtemps que nécessaire que sa sœur reçoive un visiteur apparemment occasionnel, aussi bizarre que puissent paraître les circonstances.

Elle répondit presque immédiatement, disant qu'elle était là, et que ce serait formidable de le voir (elle mentait). "Si seulement tu savais," pensa-t-il en montant les escaliers jusqu'à sa porte d'entrée, sans se rendre compte qu'elle était déjà alertée.

"Que-se passe-t-il ?" demanda Sarah, son propre visage, qui avait déjà l'air inquiet, devenant pâle à sa vue. Barn’ entra sans qu'on le lui demande; elle avait visiblement réalisé qu’il se passait quelque chose de grave et que tout retard ne ferait qu'empirer les choses, alors il s'assura qu'il était à ses côtés pour lui parler.

"C'est papa," dit-il simplement.

Sarah perdit le peu de la couleur de son visage. "Quoi?" murmura-t-elle faiblement.

"Je suis désolé, ma pauvre, il est mort," répondit Barnabé, posant doucement ses mains sur ses bras. «La nuit dernière.

Sarah s'étrangla, se balança, puis essaya de se détourner de son frère, mais il tint bon et elle céda, s'appuyant contre lui, tout de suite heureuse d’avoir cédé. Barnabé la tint pendant une minute; il pouvait la sentir respirer par à-coup, et renifler bruyamment. Il la guida vers le canapé.

"Je ne voulais pas te le dire au téléphone. Je voulais être avec toi pour te l’annoncer," expliqua-t-il et Sarah hocha la tête. Elle s'assit et regarda dans le vide.

-          Qu'est-il arrivé?" demanda-t-elle finalement.

-          Il a eu un AVC."

-          Quand?"

-          Pendant la nuit."

Elle s'appuya contre lui. "Oh, mon Dieu," dit-elle, l'air horrifiée. «Est-ce que maman l'a trouvé ce matin quand elle s'est réveillée? Barnabé hocha la tête. Elle enfouit son visage dans le pull de son frère et sanglota, "Oh, papa! Pauvre maman!"

Quand elle s’éloigna finalement et s'assis toute droite, elle semblait avoir pris une décision.

"Au diable la physiologie et la neurologie," dit-elle fermement, "j'ai besoin de voir maman."

-          Je t'emmène maintenant. Tu as besoin de tout emporter? Puis-je t'aider?"

***

Les jours qui suivirent furent une épreuve douloureuse, mais furent aussi le fondement du lien fort qui se forma entre Sarah et Laureen. La petite amie de Colin s'avéra être un fille sur laquelle on pouvait compter. Elle a tout organisé, laissant la famille libre de pleurer la mort prématurée du Docteur Patrick Breton, à seulement cinquante-deux ans. Comme les événements tragiques rapprochaient Sarah et sa mère comme jamais auparavant, ce fut les deux jeunes femmes qui formèrent une amitié durable; elles restèrent souvent ensemble, laissant Barnabé libre de sortir avec ses potes, ce qui lui fit encore plus apprécier Sarah avec le temps. Laureen et elle se rapprochaient cependant de plus en plus, et quelques mois plus tard, elles s'étaient promises réciproquement d’être la demoiselle d'honneur l'une de l'autre. Sarah n'avait plus pensé à Brenda depuis plus de dix-huit mois.

C'est au cours de sa dernière année à la fac de Lyon Est que Sarah eut une autre surprise. Elle était assise au parc de la Villa Lumière, en train de lire un livre, inconsciente de tout ce qui l'entourait.

"Salut Sarah," fit une voix grave, bien modulée.

Sarah se tourna et vit un homme debout à ses côtés.

"Euh, salut," répondit-elle, "je ne pense pas que nous nous connaissons."

-          Si, si», dit l'homme. "Ça fait un bail."

Sarah le fixa, puis eut un hoquet de surprise. «Calo ?! s'exclama-t-elle. "Calogero Martinelli ?! Oh, mon Dieu! Comment vas-tu?"

Calo s'assit à côté d'elle et ils bavardèrent pendant des heures. Il avait ses études d'économie à l'Université de Grenoble et travaillait maintenant à Lyon dans une grosse boîte d’études prévisionnelles. Ils recommencèrent à se fréquenter presque immédiatement et, un an ou deux après l'obtention du diplôme de Sarah, Laureen devint la première des deux filles à avoir le privilège d'être demoiselle d'honneur, lorsque la Docteure Sarah Breton devint la Docteure Sarah Martinelli. Barnabé, fier comme un coq, la conduisit à l’autel, bien que cela fut pour eux deux une occasion douce-amère.

C'est arrivé lors de leur nuit de noces. Après avoir fait l'amour en tant qu'homme, elle le fit en tant que  femme pour la première fois. Calo était sur le point de rouler sur le côté, mais Sarah, avec un «Mmm» affectueux, s'accrocha, enroulant ses bras et ses jambes autour de lui. C'est à ce moment que les souvenirs revinrent; des souvenirs qui envahissaient sa tête lui donnait l’impression d’être percutée par un tsunami ; pour la première fois depuis deux ou trois ans, elle pensa à Brenda. Ce qu'elle venait de faire avec son homme, le tenant avec ses bras et ses jambes pour le maintenir allongé sur elle, était exactement ce que sa femme lui faisait. Elle se souvenait à quel point c'était merveilleux de passer ses mains sur les courbes douces de Brenda et de caresser ses seins, tout comme Calo la caressait maintenant. Cette nuit-là, il s'endormit rapidement, mais elle se lova contre lui, plongée dans ses pensées. Elle se demanda brusquement si elle l’aimait vraiment, ou si elle n’avait été entrainée que par les circonstances. Les deux alternatives étaient horribles à considérer : soit elle était amoureuse de Calo, ce qui signifiait que le souvenir de son ancienne vie allait finir par s’effacer, soit elle ne l’aimait pas, et c’était terrible pour leur vie présente…

Les mois passèrent; Sarah se remit du choc de la rechute de sa nuit de noces et s'installa à la fois dans la vie conjugale et dans le développement de sa carrière. Elle évitait toujours d’analyser ses sentiments, mais sa relation avec Calo se renforça au fil du temps, et quelques semaines avant leur deuxième anniversaire de mariage, ils décidèrent d'arrêter d'utiliser des contraceptifs. Six mois plus tard, Sarah découvrit qu'elle était enceinte.

Quatre mois après le début de sa grossesse, elle et Calo étaient au lit, lui sur le dos et elle, dont le ventre commençait à s’arrondir, se blottit contre lui. Calo, qui s'endormait généralement facilement, commença à s'assoupir, mais Sarah resta éveillée, pensive. Même si c'était merveilleux d'être une future mère, il y avait une grande part de culpabilité dans ces sentiments. Elle éprouvait la joie qu'elle avait voulu donner à Brenda, mais seulement après avoir abandonné Brenda, restée toute seule. Une larme tomba de son œil et se posa sur l'épaule de Calo. Il se réveilla immédiatement et tourna la tête.

"Ma chérie? Ça va?"

-          Ne t'inquiète pas. Ce ne sont que les hormones."

-          Ouais, j'ai tout entendu sur les femmes enceintes et les hormones. Je me demandais quand ça te travaillerait."

-          Ce n'est rien. Attends juste que je commence à avoir envie de tablier d’un jésus à la crème anglaise."

-          De la charcuterie à la crème anglaise? C'est dégoûtant!"

-          Je suis d'accord, mais ce qui est inquiétant, c'est que ça commence à me paraître moins répugnant ces jours-ci."

-          Si jamais je t'attrape avec un saucisson et de la crème, je vais divorcer.

-          Dans ce cas, je ferais mieux de le manger avec de la chantilly."

Elle se sentait un peu mieux après cet échange humoristique, et ses sentiments de culpabilité s’atténuèrent progressivement à mesure que, jour après jour, la maternité se profilait. Au moment où elle donna naissance à une fille, Lucie, elle était une fois de plus complètement immergée dans sa vie de Sarah et avait peu de temps pour les remords. Puis, quand leur fille eut presque un an, Calo et Sarah se dirent qu’ils voulaient avoir un autre bébé. Cette seule pensée suffit à rendre leurs ébats amoureux plus intenses, les renvoyant à la passion qu'ils avaient vécue quand ils étaient jeunes mariés. Il y a eu une nuit en particulier où, après avoir fait l'amour doucement et tendrement, Calo l'embrassa, puis s'écarta. Sarah tint bon. Les souvenirs de Noah revenaient la hanter.

***

Au cours des mois qui suivirent, deux sujets eurent tendance à dominer les conversations les plus sérieuses entre le couple. Le premier était comme prévu: planifier l'agrandissement de leur famille et le bon moment pour commencer à essayer de mettre Sarah enceinte; le second, cependant, était plus subtil : Sarah manipulait soigneusement Calo pour qu'il accepte de partir en vacances en Australie. Elle avait finalement décidé que, même si sa vie avait été démolie par la stupidité et le malheur, même si elle avait dérivé irrévocablement de son côté, même si le tort qu’elle ressentait en pensant à Brenda ne pourrait jamais être réparé, elle n'avait d'autre choix que de céder à sa compulsion: chercher sa femme en espérant qu'elle se soit remise de sa perte de son mari, qu'elle avait réussi à reconstruire sa vie d'une manière ou d'une autre, qu’elle était simplement bien.

Au début de l'été, alors que Lucie avait presque deux ans, ils cessèrent à nouveau d'utiliser des contraceptifs; Sarah réussit à imposer son désir de visiter l'Australie; bien que Calo ait facilement accepté, il lui fit remarquer quelque chose.

"Tu réalises que ça va être juste en plein pendant qu’on essaye d'avoir un autre bébé?"

-          Ça ne devrait pas poser problème. On fait l’amour en Australie comme partout ailleurs."

Calo rit. "Ils pourraient nous compter un extra pour cela. Désolé, chérie, c’était un malentendu."

Sarah gloussa en réponse. "Et pour autant que je sache, les douaniers ne facturent pas l'importation de fœtus."

C'est ainsi qu'à la fin de juillet, Calogero , Sarah et Lucie arrivèrent à l'aéroport d'Orly, première étape de leur voyage vers l'Australie, en suivant le chemin inverse qui avait emmené Sarah de chez elle il y a près de dix-sept ans: Paris à Singapour, puis à Sydney. Ils devaient y passer une semaine avant de déménager à Brisbane pendant quelques jours, puis, après un séjour d'une nuit à Rockhampton, ils passeraient deux nuits à Wollonga (puisque Calo croyait que la ville valait le détour) avant de repartir vers le sud, pendant une semaine à Melbourne; puis retour à la maison après encore deux jours à Sydney. Sarah comptait les jours jusqu'à son arrivée chez elle, dès qu'ils eurent atterri dans la patrie de Noah.

Elle calculait que la phase d'ovulation de son cycle devait avoir lieu à peu près au moment où ils seraient à Brisbane ou à Rockhampton, ce qui signifiait qu'il y avait une chance que le Queensland soit l'endroit où leur deuxième enfant soit conçu, et elle se demandait si elle serait déjà enceinte quand elle retrouverait Brenda (une pensée quelque peu confuse, il faut en convenir !).

Sydney et Brisbane étaient à la fois des villes magnifiques et passionnantes, et Sarah apprécia sincèrement son séjour là-bas, malgré son impatience de voir les jours passer et la prochaine étape arriver; cependant, quand ils arrivèrent à Rockhampton, bien qu'elle la connût parfaitement depuis de nombreuses années, elle fit à peine attention à la ville où elle avait passé une grande partie de sa vie professionnelle quand elle était un homme... tant elle était devenue obsédée par la pensée de retrouver bientôt, très bientôt, Wollonga.

Le taxi de Rockhampton à Wollonga traversa une campagne qui devenait de plus en plus familière à Sarah au fur et à mesure du voyage, et elle hoqueta bientôt de surprise en voyant enfin le nom qu'elle avait tant rêvé de revoir enfin apparaître sur un panneau devant elle. Ce sentiment se changea rapidement en surprise et en déception quand elle se rendit compte qu'elle ne reconnaissait aucun des bâtiments en entrant dans la ville. Cela faisait plus de quinze ans qu'elle avait quitté la ville, se dit-elle, il fallait donc s'attendre à ce qu’elle se soit agrandie depuis, et la périphérie de Wollonga telle qu'elle se présentait aujourd'hui lui était inconnue. Elle regarda passer les bâtiments  avec impatience par la fenêtre et il fallut encore une minute ou deux avant que quelque chose de familier n'apparaisse. Le centre de la ville était inchangé. Elle était de retour.

Après une journée de route, Calogero et Sarah, fatigués, s’endormirent vite cette nuit-là. A peine Sarah eut-elle le temps de regarder quelques vidéos sur YouTube… Par hasard, elle tomba sur une vidéo consacrée au mariage paléolithique et eut la surprise de reconnaître Jennifer. Elle regarda la vidéo avec intérêt, son ancienne amie était devenue une archéologue confirmée. A la fin de la vidéo, la jeune femme glissa une allusion sur sa fille unique, qui s’appelait aussi Sarah, et Sarah en fut bouleversée. Cela commença à lui remettre en mémoire de vieux souvenirs… Elle se tourna vers Calogero qui dormait déjà. La soirée suivante, ils se consacreraient au futur petit frère de Lucie. Ce serait peut-être dans la ville natale de Noah, Wollonga, que son deuxième enfant serait conçu.

Après le petit déjeuner, Calo et Lucie étaient assis sur le canapé en train de jouer joyeusement à un jeu de société idiot, quand Sarah leur annonça qu'elle voulait aller se promener; Calo parut légèrement réticent, alors elle lui glissa qu’elle pouvait y aller seule, et il accepta volontiers; il n'était, en fait, nullement impressionné par Wollonga, et attendait impatiemment d’aller à Melbourne. Sarah partit; il n'y avait guère de raison de perdre plus de temps, maintenant qu'elle était seule et libre d'explorer la ville, elle se dirigea directement vers la vieille route côtière.

Cette partie de la ville n'avait guère changé, et elle avait le cœur au bord des lèvres en passant devant les derniers bâtiments; elle décida même de ne pas jeter un œil à l'immeuble où sa famille avait passé ce séjour fatidique. Elle quitta la zone bâtie et s'approcha du virage juste avant la maison; comme il était curieux, pensa-t-elle, d’avoir le cœur au bord des lèvres et qu’il batte pourtant la chamade dans sa poitrine; elle atteignit le virage; elle tourna nerveusement; la maison était là, encore plus belle que dans son souvenir.

A ce stade, elle ne pouvait simplement pas se retourner et s'éloigner, comme la lâcheté soudaine qui montait dans sa poitrine le lui conseillait impérieusement. Elle poussa la porte; comme elle se souvenait de la clôture blanche, du jardin bien-aimé de Brenda, des fenêtres, de la porte - même le son de la cloche était comme un vieil ami lorsqu'elle appuya sur le bouton ! Elle attendit quelques secondes, puis, à travers le verre dépoli, elle vit un mouvement; une femme s'approchait; une figure familière, une démarche familière; la porte s'ouvrit sur Brenda; plus âgée peut-être, mais plus belle que jamais, souriant en signe de bienvenue à l'étrangère.

"Bonjour," dit-elle, et sa voix était comme une musique aux oreilles de Sarah; une voix qu'elle n'avait pas entendue depuis trop longtemps, mais qui était toujours la belle mélodie dont elle se souvenait; que c'était merveilleux de l'entendre après tout ce temps!

"Salut," répondit nerveusement Sarah (qui parlait à présent un excellent anglais, tout comme son mari), "je suis désolée de vous déranger, mais je passais, et ... cela peut sembler un peu bizarre, mais je suis sûre que nous nous sommes déjà rencontrées. Quand j'étais petite . "

-          Vraiment? Où? Je ne me souviens pas."

-          Ici. Juste à l'extérieur. Vous étiez dans le jardin quand je me suis arrêtée pour le regarder. Je n'avais que treize ans à l'époque. Pendant que nous parlions, une jeune femme est arrivée et m’a ramenée à mes parents..."

-          Oh! Oui, la petite Française ! Mon Dieu, c'était donc vous. Oh, mais vous parlez parfaitement à présent ! Comment allez-vous... Sarah, n'est-ce pas, ou devrais-je vous appeler comment déjà ? Ah oui, Jen ?"

-          Sarah," répondit-elle en riant.

-          Tu n'as pas changé ton nom pour celui que tu voulais, alors."

« J'ai changé plus mon nom», se dit-elle. "Et pour des choses que je ne voulais pas."

"Pas ce nom," dit-elle à voix haute.

Soudain, elle se mit à trembler; sans prévenir, tout se précipita sur elle, et elle eut l’impression d’être de retour là où tout avait commencé il y a seize ans, frustrée devant Brenda, avec son corps qui sonnait faux, et son désir impossible.

"Est-ce que vous allez bien?" demanda Brenda, soudain inquiète; elle tendit la main, car la femme à sa porte avait l'air de tanguer sur ses pieds; elle n'était pas loin de la vérité.

-          Je suis désolée, j'ai marché et je me suis soudain sentie un peu faible. Je suppose que je ne suis pas habituée à ce climat.

-          Entrez donc ! Je faisais du thé.

-          Oh, non, je ne veux pas m'immiscer.

-          C'est absurde, vous ne me dérangez pas. Venez donc vous asseoir un moment. Je vais vous faire un thé.

-          Ce serait adorable, merci."

Sarah prit place dans le salon, sa maîtrise de soi revenant progressivement en écoutant Brenda s'affairer dans la cuisine. En se rétablissant, elle jeta un œil autour de la pièce: il y avait quelques photos encadrées éparpillées, et elle les a examinées avec une curiosité oisive, mais une en particulier attira son attention et lui fit froid dans le dos; elle était grande, montée dans un cadre coûteux, et c'était clairement une photo de mariage. Les deux personnes qui s'y trouvaient étaient Brenda et un homme. Le cœur de Sarah se serra. Sa femme l’avait quittée. Elle avait trouvé un homme pour la remplacer dans le rôle qu'elle avait perdu la capacité de remplir. Il était temps d'accepter sa nouvelle vie et de laisser Brenda en paix profiter de la sienne.

Peu de temps après, Brenda revint et posa un plateau sur la table basse. Sarah mit inhabituellement une cuillerée de sucre dans sa tasse, sachant que cela l'aiderait à calmer ses nerfs, et finalement elle se sentit suffisamment apaisée pour reprendre la conversation avec plus de maîtrise.

"Merci beaucoup," osa-t-elle, "je me sens beaucoup mieux maintenant. Vous avez une jolie maison."

-          C'est très gentil de votre part, merci. Hum, je suppose, vous êtes revenue en vacances? Ou vous êtes archéologues, vous aussi ?"

-          Non,non, je suis revenue en vacances avec mon mari et ma fille pour quelques semaines. Pour vous dire la vérité, je voulais revenir en Australie depuis le jour de mon départ. Avec plus d’envie que la plupart des gens ne le croient."

-          On dit que certaines personnes tombent amoureuses de l'Australie la première fois qu'elles la voient, et c'est pour la vie", se dit Brenda, puis elle sourit. «Alors, quel âge a votre fille?

-          Deux ans. Elle s’appelle Lucie.

-          Deux?" releva Brenda avec sympathie. "Je sais que les deux premières années peuvent être difficiles, mais ensuite, vous verrez,  elle se transformera en petite princesse."

Sarah rit. "Cela me donne de l’espoir. Tenez," dit-elle en sortant son téléphone portable, "je vais vous montrer une photo. Juste une, c’est promis..."

Les deux femmes continuèrent à bavarder familièrement pendant un moment, passant progressivement du vouvoiement au tutoiement (dans la tête de Sarah, pour Brenda bien sûr, il n’y avait aucune différence), avant que Sarah ne prenne enfin le courage de poser la question qui l’avait amenée à rendre visite à Brenda en premier lieu.

«En fait, je voulais te demander autre chose. J'espère que tu ne trouves pas indiscrète, ou quoi que ce soit du genre, mais quand j'étais ici, il y a un homme qui a disparu. Un médecin.

Brenda eut l'air choquée; son visage pâlit légèrement et elle fut agitée pendant une seconde ou deux. Elle fixa Sarah, son visage figé ne disait rien. Sarah se sentit obligée de continuer.

"Je... euh, je le savais parce que je l'ai vu à la télévision à l'aéroport pendant que nous attendions notre vol."

-          Le Dr Noah Campbell," dit Brenda. «C'était mon mari, mais je pense que tu le savais.

À l'intérieur, Sarah a sauté sur le mot «était», mais a réussi à ne pas le montrer.

«Quand je suis rentrée chez moi, j'ai cherché l'histoire sur Internet, et j'ai vu une photo de cette maison, et je me suis sentie tellement désolée, parce qu'alors j'ai réalisé que c'était votre mari qui avait disparu.

Cela a eu un effet sur moi et, eh bien, je n'étais qu'une petite fille, mais je dois admettre que je me suis endormie en larmes à cause de cela, bien des fois."

Brenda sourit tristement. "Moi aussi," dit-elle doucement.

«A-t-il été retrouvé?

Brenda secoua la tête. "Il a été déclaré mort il y a près de dix ans. Son corps n'a jamais été retrouvé… Encore une disparition mystérieuse à Wollonga."

"Je suis vraiment désolée." Seule Sarah était consciente du sous-texte authentique et sincère véhiculé par ces excuses.

«Merci, mais je vais bien mieux maintenant. Une fois que Noah a été déclaré légalement mort, c'était comme si on m’avait ôté un poids de mes épaules, pour ainsi dire, et ensuite j'ai pu faire mon deuil correctement. J'ai commencé à reconstruire ma vie. Ma fille, Esther, m’a énormément aidée, et tout va bien maintenant. En fait, je me suis remariée il y a environ trois ans. "

La tête de Sarah tournoyait à cette dernière nouvelle. Non seulement Brenda s'était remariée, mais elle avait une fille, et d'après ses paroles, il semblait que sa fille était antérieure à son deuxième mariage d'un temps considérable.

"Tu... tu as aussi une fille?" Sarah balbutia, "Quel âge a-t-elle?"

"Quinze ans. Je l'ai appelée comme ça en souvenir de son père. Parce que c'est une fille, je ne pouvais pas l'appeler Noah, alors je lui ai donné un autre nom biblique."

"Alors... ton mari... il n'a jamais su ?!"

-          Non. C'est l'une des choses qui me remue le plus. Noah n'a jamais su qu'il avait une fille."

Sarah resta silencieuse, stupéfaite.

«Elle est allée en ville faire du shopping avec Liam, mon mari. Ils devraient vite revenir. Tiens, quand on parle du loup…»

Sarah entendit des bruits provenant de la porte d'entrée, et deux voix: une d’homme, l'autre de femme. Quelques instants plus tard, un homme qui avait l'air d'avoir la quarantaine est entré en compagnie d'une jeune femme qui devait être la fille de Brenda; elle avait la même élégance naturelle, le même teint pâle, la même beauté innée indiscutable; mais il y avait autre chose - peut-être la forme de ses yeux, de son nez, de sa bouche - Sarah n'était pas tout à fait sûre, mais il y avait aussi quelque chose de Noah sur son visage. Esther avait quinze ans, elle était donc née quelques mois seulement après la disparition de Noah. Même si Brenda ne lui avait pas dit, elle aurait compris maintenant: il n'y avait qu'une seule personne qui pouvait être le père d'Esther, et c'était celle qui était piégée dans le corps de Sarah.

Tout avait basculé et Sarah tremblait. Elle se leva et entendit à peine ce que disait Brenda pour les présenter. Elle serra la main de Liam, puis, avec un picotement électrique le long de son bras, celle d'Esther, qui prit place à côté de sa mère pendant que Liam s'excusait et partait. La mère et la fille étaient l'image l'une de l'autre; elles s’assirent toutes les deux, ayant manifestement un attachement fort et sain. Sarah commença à regretter les chances qu'elle avait manquées.

Quand le moment vint pour elle de partir, elle avait déjà pris sa décision. Noah avait gagné et Sarah avait perdu. Elle retournerait dans le tunnel sans plus tarder, puis reviendrait aux côtés de Brenda pour reprendre sa place légitime de mari et de père.

Chapitre 5. Le piège

 

Sarah avait pris sa décision; elle se dirigea d’un pas déterminé vers le domaine où était son salut. Elle ne voulait plus être piégée dans cette vie, et elle maudissait maintenant les années qu'elle avait gaspillées; elle aurait sûrement pu rentrer chez elle plus tôt !

La route était exactement comme elle se souvenait, et la clôture était inchangée; peut-être un peu plus vieille, plus noircie par les pluies estivales, mais elle avait reconnu sans erreur possible le passage. Bien qu'elle portait encore une robe, elle réussit à escalader la barrière plus facilement que la dernière fois, comme elle était plus grande, et bientôt elle se retrouva sur le terrain boisé familier; quelques minutes plus tard, elle se tenait à l'entrée de la grotte, au bout du tunnel d'où Sarah Breton, treize ans, était sortie il y a près de deux décennies. Un rapide coup d'œil aux alentours confirma qu'elle était totalement seule, alors elle entra dans l'ouverture du passage et se déshabilla.

Comme son intention initiale était seulement de rendre visite à Brenda, sans vouloir forcément redevenir un homme, elle n'avait pas pensé à apporter une torche. Elle dût donc tracer soigneusement son chemin à travers l'obscurité, et, les bras encombrés par ses vêtements, elle avait du mal à tâter les parois pour trouver son chemin. Elle était plus grande qu'elle ne l'était la dernière fois, lorsqu'elle avait traversé le tunnel dans ce sens, donc à chaque pas elle grimaçait, s'attendant à moitié à se cogner la tête. Elle sentit le chemin avec ses pieds, consciente du risque de trébucher, mais elle s'en fichait; il y avait trop en jeu pour se permettre de faiblir.

Au moment où Noah arriva à l'autre bout, il éclata d’un rire heureux; il pouvait sentir sa force revenir, sa foulée devenant plus déterminée, et, comme il faisait clair à l'extérieur, il pouvait regarder en bas et voir quelque chose qu'il n'avait pas vu depuis des années et qu'il ne s'attendait pas à revoir: son corps d'homme. Son euphorie ne dura que quelques instants, cependant, avant qu'une pensée ne le frappe, qui lui assombrit le cœur. Les seuls vêtements masculins qu'il avait étaient ceux qu'il avait laissés dans la boîte de rangement à ses pieds, mais ils étaient restés là pendant dix-sept ans. Et s'ils étaient tombés en poussière ? Que ferait-il alors? Il n'allait sûrement pas souffrir de la frustration de redevenir Sarah, forcé de rentrer par le tunnel après être devenu lui-même pendant un temps si bref, parce qu'elle était la seule à pouvoir s’habiller ? Il aurait dû vérifier d'abord, pour éviter de risquer de se porter un coup aussi cruel, s'il avait retrouvé sa virilité, pour se la faire enlever instantanément.

Les loquets de la boîte s’ouvrirent facilement et il en enleva le contenu. Dieu merci! Tout était dans un état raisonnable, intact, avec seulement quelques marques de pli pour montrer qu'ils étaient restés pliés très longtemps. Il les enfila triomphalement et, laissant les vêtements de Sarah dans la boîte de rangement pourrir à jamais, il se dirigea aussi vite qu'il le put vers la clôture et se fit un devoir de la sauter d'un seul bond, la main sur le poteau; un geste symbolique.

Ce simple geste répondit à l'une de ses questions. Il avait ressenti une certaine raideur, comme s'il était visiblement plus âgé que la dernière fois. Il savait par expérience que Sarah n'existait plus; il avait établi il y a des années qu'elle n'était née que lorsqu'il était devenu elle. Cela signifiait qu'il n'avait pas besoin de se sentir coupable pour Calo et Lucie; maintenant que le monde était redevenu normal, il aura épousé quelqu'un d'autre, ce qui signifiait que sa fille aurait une mère différente. La vraie question était son propre état : était-il redevenu le jeune homme qu’il était y a seize ans, âgé de vingt-huit ans, au moment où Brenda allait découvrir qu'elle était enceinte ? Ou était-il devenu un Noah comme il l'aurait été après ces dix-sept ans, âgé de quarante-cinq ans, avec une fille de seize ans? Sauter la clôture lui avait donné la réponse: il avait quarante-cinq ans, et il l'avait senti dans ses genoux et ses chevilles lorsqu'il avait atterri sur la route.

Les quinze ou vingt minutes qu'il lui fallut pour rentrer à moitié en marchant, à moitié en courant jusqu'à sa maison semblèrent une éternité à Noah; il arriva, beaucoup plus fatigué qu'il ne l'aurait cru (même si vieillir de plus de quinze ans en un quart d'heure n'avait certainement pas aidé). Brenda, à sa grande joie, était dans le jardin de devant et il sourit victorieusement, triomphalement, puis se dirigea délibérément vers sa maison et sa femme, avec la seule intention de la prendre dans ses bras... mais il s'arrêta, désemparé, quand il vit Liam sortir par la porte d'entrée, se coller à Brenda, et l'embrasser. Noah se retira et fit de son mieux pour se cacher derrière les arbres qui bordaient la route, tandis qu'il regardait la scène intolérable se dérouler devant lui. Liam embrassa à nouveau l’ex-femme de Noah, puis la ramena à l’intérieur. À ce moment-là, Noah quitta sa cachette, marcha jusqu'à la clôture entourant la maison et la fixa, comme s’il mettait silencieusement au défi Liam de lui faire face dans un duel à mort, dont l’enjeu serait la main de la femme qu'ils aimaient tous les deux.

Il ne remarqua pas le mouvement à l'une des fenêtres à l'étage, ni ne vit le vague contour d'un visage le regarder avec incrédulité. Esther, qui lisait à une table près de la fenêtre de sa chambre, avait été distraite par un mouvement au dehors et, lorsqu'elle tourna la tête, fut étonnée de ce qu'elle vit. Rapide comme l’éclair, elle ouvrit le tiroir de sa coiffeuse et en sortit une boîte en carton; elle fouilla à l'intérieur, parmi les nombreuses photographies, jusqu'à en trouver une en particulier, froissée et écornée; Courant vers la fenêtre, elle la tendit devant elle et hoqueta sous le choc de la révélation soudaine.

Noah finit par passer devant la maison et il se dirigea vers la ville, incertain de ce qui se passait ou de ce qu'il fallait faire; il se retourna et regarda de nouveau la maison, fit quelques pas en arrière; puis il se retourna et alla vers Wollonga, bientôt hors de vue. Esther descendit rapidement les escaliers, glissa la photo dans sa poche, puis, criant qu'elle allait se promener et sans attendre de réponse, elle se glissa par la porte d'entrée et courut après la silhouette mystérieuse qu'elle avait repérée il y a quelques instants.

Elle le rattrapa sur la route principale en direction du centre-ville, mais resta en retrait, ne voulant pas être repérée. Au bout d’une dizaine de minutes, il tourna dans une petite rue, et elle courut vers le coin, de peur de le perdre; juste à temps, elle atteignit le carrefour pour le voir entrer par la porte principale d'un hôtel.

***

Noah, d'un air confiant, traversa le hall de l’hôtel, passa devant la réception vers les ascenseurs; personne ne lui jeta un seul regard, ils pensaient qu'il n'était qu'un client. L'ascenseur arriva, vide, et il appuya sur le bouton du troisième étage. Sarah et Calogero étaient dans la chambre 319; il frappa à la porte, et sa confiance était sapée par l'expectative; la porte s'ouvrit et son cœur se serra; ses pires craintes furent confirmées.

"Bonjour, euh... vous désirez ?" dit l'homme, en français, qui avait ouvert la porte. C'était Calo, et il tenait Lucie dans ses bras. Noah était effondré; ce n'était pas ce qu'il avait voulu voir; rien ne se passait comme il s'y attendait. Pourquoi les choses ne fonctionnaient-elles pas comme la dernière fois, il y a dix-sept ans? Il n'y avait rien d'autre à faire que de continuer pour s'en assurer absolument.

"Je suis désolé de vous déranger," répondit Noah en français, "mais je cherchais le Dr Sarah Martinelli."

-       -   Et vous êtes ?"

-      - Je suis le Dr Ian Hughes. Je suis un ex-collègue de Sarah. Je l'ai rencontrée quand je travaillais en France il y a un an ou deux."

-     -   Ah, d’accord. Elle vous attendait? Elle n'en a jamais parlé."

-     - J'ai dit que je la chercherais si elle venait ici, mais nous n'avons jamais convenu sérieusement d'un rendez-vous, donc, non, je suppose qu'elle ne vous en a pas parlé, pas vraiment."

-      -  J'ai bien peur qu'elle ne soit pas là pour le moment. Voulez-vous l'attendre ?

-     -  Non, ce n'est pas la peine. Je vais lui téléphoner, c’est ce que j'aurais dû faire dès le départ. Désolé pour le dérangement."

-      -  Il n’y a pas de mal. Je lui dirai que vous êtes passé."

-        -  Je vous remercie."

La conversation avait été guindée et loin d'être naturelle, mais Noah s'en fichait; il avait atteint son objectif et il avait une réponse à la question qui lui hantait l'esprit. Il se détourna et entendit la porte se fermer alors qu'il revenait vers l'ascenseur.

Il avait utilisé le faux nom de Hughes deux fois maintenant: une fois, il y a des années, lorsque les parents de Sarah lui ont dit qu'ils n'avaient pas de fille; et aujourd'hui, quand son mari lui avait dit qu'elle était réelle. Quelque chose, il n'avait aucune idée de quoi, avait changé; il n’avait pas le courage d’en chercher les raisons, mais il savait très bien quelles en étaient les conséquences, et il savait aussi - et redoutait - l'effet que cela allait avoir sur son avenir.

***

Esther était assise dans le hall, dans un fauteuil cachée derrière un magazine quand elle vit Noah sortir de l'ascenseur et traverser le hall vers la porte principale. Elle se leva avec désinvolture et le suivit quelques secondes derrière. L'homme qu'elle suivait semblait avoir changé d'une manière ou d'une autre; il marchait plus lentement et semblait plongé dans ses pensées; elle se sentait plus à l'aise pour le suivre sans être repérée. Il revint par la route d’où il était venu il y a moins d'une demi-heure, s'arrêta au coin juste devant sa maison et passa devant rapidement (la seule fois où il avait marché à cette vitesse). La vieille route côtière étant assez droite, elle fut obligée de lui laisser un peu d’avance, et elle le suivit à distance pendant environ un quart d'heure, puis craignant à nouveau de le perdre, elle décida d'accélérer son rythme et de se rapprocher.

À ce moment-là, l'homme s' était arrêté et escaladait la clôture sur le côté de la route. La réaction d'Esther fut de courir, car il serait facile de le perdre dans les arbres et elle atteignit rapidement le point où il avait escaladé la clôture; elle se dépêcha de le suivre et, après quelques pas sous les arbres, aperçut sa silhouette juste devant elle. Elle ne ralentit pas le rythme; elle était maintenant déterminée à rattraper l'homme et à exiger des réponses.

***

"Excusez-moi?"

Noah s'arrêta, se retourna et vit Esther se dresser à quelques mètres. Il ne pouvait pas se résoudre à lui parler, encore moins lui dire: "Désolé, est-ce que je vous connais?" qu'il savait être la meilleure chose à dire dans ces circonstances. Il savait exactement qui elle était, puisqu’il lui avait parlé le matin même; elle était la raison pour laquelle Sarah était retournée à cet endroit, et elle était aussi la cause principale qui rendait Noah si désemparé à présent. Esther, cependant, n’était pas déconcertée par sa réticence et elle persévéra.

«Est-ce que vous vous appelez Noah Campbell? continua-t-elle, en le regardant fixement et en avançant d'un pas ou deux, "C'est exact, n'est-ce pas? Vous êtes Noah Campbell, mon père." Elle sortit la photo de la poche de son jean et la tendit pour qu'il la voie. Noah y jeta un coup d'œil et ses épaules s'affaissèrent; il y avait un tronc d’arbre mort à quelques pas ou deux et il se laissa tomber dessus, l'air vaincu.

Esther, maintenant certaine d'avoir raison, était trop en colère pour s'inquiéter d'être seule avec un étranger, loin de la civilisation et où personne ne pourrait l'aider, et elle s'avança maintenant vers lui, s’arrêtant au bout du tronc.

«C'est le moment où vous m’expliquez pourquoi donc vous nous avez abandonnées, maman et moi, et où diable vous étiez passé durant toutes ces années.

-       -  J'ai été en Europe, j’y ai vécu sous un... nom différent, et je ne t'ai pas abandonné. On m'a emmené, contre ma volonté, et je ne savais pas que j'avais une fille jusqu'à ce matin. "

-         - Et comment avez-vous appris mon existence ?

-          - Je t'ai rencontrée. Bren... ta mère nous a présentés. Je me suis presque effondré quand elle me l'a dit."

-        -  Vous mentez. Je ne vous avais jamais vu."

-         - Nous nous sommes rencontrés, pourtant. C'était moi qui étais chez vous tantôt.

Esther eut un rire amer. "Alors là, certainement pas ! C’était une femme qui était chez nous ce matin. Une vraie femme, et il est carrément impossible que cela ait été vous. Vous êtes beaucoup trop grande."

-     -  C'était moi, pourtant."

-      -  Si vous êtes trop lâche pour dire la vérité, faites-moi au moins la courtoisie d'inventer une histoire qui n'insulte pas mon intelligence.

Noah soupira lourdement. «Il y a une petite colline là-bas», dit-il en montrant les arbres; Esther suivit la ligne de son bras et put distinguer sa forme à travers les arbres.

«Il y a seize ans,» continua-t-il d’un ton mal assuré, «j'ai trouvé un tunnel qui traverse cette colline. J'étais en train de me promener, et je suis tombé dessus par hasard.

-        -  Et?"

-     - Je l'ai traversé, mais quand je suis arrivé à l'autre bout, j'ai constaté que... non, tu ne vas pas me croire..."

-     - Croire quoi?" Esther commençait à paraître exaspérée.

-       -   J'étais devenu une fille de treize ans."

Esther, comme changée en pierre, regardait Noé avec incrédulité. Puis, tout à coup, elle revint à la vie, comme une lionne se jetant sur sa proie. "C’est comme ça que vous ne vous montrez pas lâche?" rugit-elle. «C’est votre manière de ne pas insulter mon intelligence?

"S'il te plaît, laisse-moi tout te raconter », répondit Noah, et il se lança dans son histoire; en commençant par la réaction incrédule de Sarah lorsqu'elle découvrit ce qui lui était arrivé; comment elle s'était stupidement laissée prendre et emmenée en France; comment elle avait dû attendre des années avant de pouvoir revenir; et enfin, pourquoi elle avait décidé de redevenir Noah. Esther écoutait avec incrédulité, mais au moins elle écoutait.

«Je sais que tu ne me crois pas,» dit Noah en riant, bien que sa fille restât sans aucune réaction, «mais tu n’as pas à me croire sur parole, car je vais te le prouver.

"Que voulez-vous dire?"

"Je retourne par là. Je dois redevenir Sarah, et cette fois vraiment, ce sera pour de bon."

Il se leva et commença à marcher lentement vers la grotte. Esther le fixa pendant quelques secondes avant de sursauter. «Papa,» appela-t-elle, «qu'est-ce que tu fais?

«Je ne vais pas encore traverser», répondit-il, «je dois d'abord reprendre courage.

Esther le suivit dans l'entrée du tunnel, où Noah ouvrit la boîte de rangement qui montrait la robe et les autres vêtements de Sarah. Il souleva son sac à bandoulière et regarda à l'intérieur. Esther regarda le contenu de la boîte, horrifiée.

"Qu'as-tu fait?" dit-elle. "As-tu assassiné cette femme ?..."

-          D'une certaine manière," répondit Noah, "je suppose qu’on peut dire que je l'ai tuée. Je l'ai tuée en n'étant plus elle. Pas pour le moment, en tout cas." Il soupira et retourna à l'arbre tombé, où il prit le téléphone de Sarah et l'alluma. Esther continuait à le suivre et, à son grand étonnement, il le déverrouilla.

-          C'est moi," dit-il, "Sarah Martinelli, avec ma fille de deux ans, Lucie."

-          Elle est belle», répondit-elle, mais elle était hésitante, pas convaincue.

-          Et c'est moi avec mon mari, Calogero."

Esther regarda Noah avec dégoût. "Comment peux-tu dire des trucs comme ça?" cracha-t-elle.

-          Ta mère m'a dit qu'elle t’avait donné un nom biblique, en mon honneur."

-          Quand?"

-          Aujourd'hui. Chez toi, dans le salon. Elle me l'a dit juste avant que tu ne reviennes du magasin où tu étais avec Liam.

-          Ce n'était pas toi !!"

Noah relata ensuite la conversation que Brenda, Sarah et Esther avaient eu ce matin-là, presque mot pour mot. Esther écoutait, comme saoule, son visage pâlissant de plus en plus à chaque mot. Finalement, elle s'assit et le fixa; elle n'avait plus l'air en colère, mais plutôt bouleversée. Noah savait maintenant qu'elle écoutait; il l'avait suffisamment convaincue pour qu'elle accepte au moins son histoire comme une éventualité, même si elle ne le croyait pas complétement.

«Toutes ces années, je n’ai pas su que tu existais,» dit Noah, se penchant vers elle et levant un bras comme s'il s'attendait à un câlin, mais Esther recula.

"Bien sûr," dit tristement Noah, "j'ai perdu le droit d'embrasser ma fille, n'est-ce pas? Je l’ai perdu, avec tout le reste."

-          OK," dit lentement Esther, comme si elle réfléchissait. «Alors en supposant… en supposant simplement que ce que tu m'as dit est possible, pourquoi Sarah… tu… es restée au loin si longtemps? Pourquoi ne pas simplement revenir et redevenir toi-même?

-          C'est précisément tout ce que je voulais. C'est la seule chose dont j'ai eu envie pendant tout ce temps, mais ça m’était impossible. Je n'avais aucun moyen de rentrer. J'avais seulement treize ans, et mes parents ont refusé de revenir, alors j'étais coincé. Je ne pouvais rien faire d'autre que pleurer en m'endormant nuit après nuit. J'ai essayé de convaincre mes parents de revenir ici en vacances, même si je détestais l'idée de passer une année entière dans la peau d’une fille en attendant, mais cela s'est avéré être bien pire que cela, car ils ont dit qu'ils ne voulaient pas du tout revenir ici, jamais. J'ai été dévastée, puis j'ai réalisé que j’étais la seule à pouvoir me sauver. Le seul moyen de revenir ici était affreusement lent, mais je n'avais pas d'autre choix que de me rabattre sur le Plan B."

-          C’est-à-dire ?"

-          Grandir, trouver un emploi, et payer le voyage moi-même. Ça a été de grandir qui m’a fait le plus peur, cependant.

-          Je pense bien !» se moqua Esther; elle parlait maintenant comme si elle acceptait l'histoire de son père comme plausible.

-          Le problème était que le plan B devait comporter des contingences. Et si je ne revenais jamais? Et si je ne pouvais pas voyager? Et si l'Australie me refusait un visa? Et si je venais ici pour trouver une base militaire à la place de cette réserve naturelle ? Ou un hôtel et que ce tunnel n'existe plus? "

-          C’est presque ce qui est arrivé.

-          Ah bon ?"

-          L’Etat a vendu le terrain à un promoteur immobilier, qui a l’intention de construire des maisons de vacances partout ici. Ca a fait un beau scandale quand ça a été révélé…"

-          Peut-être que ça aurait été mieux s’il avait déjà détruit cette maudite Confusion Cave. Oui, c’est le nom de ce tunnel… Après tout, je m’y étais préparé; j'ai dû faire face à la possibilité d’être coincé en Sarah pour le restant de mes jours, et donc je devais m’assurer une vie potable, au cas où. Mais je n’ai pas tout-à-fait terminé mon histoire."

-          Quoi ? Il y a plus ?"

-          Eh bien, oui. Plus j'essayais de construire une vie à Sarah, plus je devenais Sarah. C'est la vraie raison pour laquelle j'ai mis si longtemps à revenir ici: j'étais en quelque sorte plongé dans sa vie et entraîné dans une vie de femme, puis d'épouse, et enfin de mère, j'en ai presque - presque - oublié qui j'étais vraiment. Quand je suis finalement revenu, je ne savais plus trop quelles étaient mes motivations. Il y avait Brenda. Ta mère. Elle était la raison pour laquelle je voulais revenir. Au fil des ans, je l'avais lentement oubliée, puis je me suis senti si coupable quand je me suis soudainement souvenu d’elle, je voulais juste savoir ce qui lui était arrivé. Puis tout a changé quand je l'ai vue, et j'ai réalisé à quel point je tenais à elle, et quand tu es entrée et j'ai découvert qui tu étais, eh bien, ça a été la cerise sur le gâteau. Soudain, assise là dans mon corps de femme , en vous regardant tous les deux, j’ai craqué. Je devais redevenir Noah. Je devais revenir et récupérer ma femme et ma fille.

-          Et alors ? Pourquoi pas ? Si tu nous aimes vraiment, tu te battrais pour nous.

Noah secoua la tête. «Je détruirais tout», dit-il tristement. « J'ai été déclaré légalement mort. J'avais une police d'assurance-vie; ils ont sans doute fait le versement ?

Esther hocha la tête et Noah l’imita, puis continua ses explications.

-          Si soudain on découvrait que j'étais vivant, cela voudrait dire que ta mère serait accusée de fraude à l'assurance, et moi aussi. Nous pourrions tous les deux aller en prison. Cela signifierait aussi que son mariage avec Liam serait annulé pour bigamie, et si le tribunal croyait qu’elle savait que j'étais encore en vie, ils la condamneraient sans doute aussi pour bigamie. Tu perdrais ta mère, moi, Liam, et sans doute la maison. Tu finirais par me détester. Brenda et Liam aussi, parce qu'ils sont complètement innocent, mais qu’il seraient entraînés avec moi.

Il soupira puis reprit :

-          Et puis il y a Calo et Lucie. Calo serait dévasté s'il perdait Sarah. Il l'adore tellement. Et la pauvre Lucie, qui perdrait soudainement sa mère d’un seul coup, dont on n'entendrait plus jamais parler. Comment pourrais-je me résoudre à faire exactement la même chose à elle qu’à vous?

Esther le laissait parler, mais ses yeux brillaient.

-          Tu vois, je pensais au départ que les choses se passeraient comme la première fois. Quand je suis devenue Sarah au début, j'ai découvert qu'elle n'existait pas quand je redevenais Noah, et que personne n'en avait même entendu parler. Je pensais que je pourrais tout réinitialiser en revenant, mais ça ne s'est pas passé comme ça. Je m'attendais à me retrouver toujours marié à ta mère, et que je n’aurais qu’à prétendre avoir un grand trou de mémoire, quelque chose dans ce goût-là. Je m'attendais à ce que Calo soit marié à quelqu'un d'autre, là-bas en France, mais non, tout ce qui s'est passé au cours des dix-sept dernières années est toujours vrai. Peut-être Sarah a-t-elle atteint un point de non-retour à partir duquel elle avait un trop grand poids dans la réalité, ou qu’elle était connue par trop de gens… Enfin bref. Cela veut dire que mon existence n’a plus de sens. Je n’ai plus de sens.

-          Mais… Tu pourrais t’inventer une fausse identité ?

-          A quoi bon ? Et comment faire ? Je ne pourrais pas utiliser mes qualifications sans mon vrai nom, et une simple vérification des antécédents indiquerait que je suis légalement décédé. Même si j'allais à l'autre bout de l'Australie, ce ne serait qu'une question de temps avant qu'au coin d'une rue quelqu'un devienne pâle comme un mort en me voyant et me dise : «Mon Dieu! Je pensais que tu étais mort!'"

-          Alors, que vas-tu faire ?"

-          Je te l'ai dit," répondit Noah, "Je vais traverser ce tunnel pour la dernière fois."

-          Et tu vas retrouver, euh… Calo et Lucie ?

-          Oui, et je pense," dit Noah, en hésitant, "je pense que je vais être de nouveau enceinte."

-          Tu es sûr? Tu as raté ton... tu sais?

-          Je le saurai dans un jour ou deux, je suppose. Mais j'ai juste ce…  cette impression, ou plutôt Sarah l'a. Et ce soir, nous sommes censés… Qu’importe. Trop d'informations.

Esther le regarda les yeux écarquillés, se demandant si ce qu’elle imaginait était aussi bizarre que ce que, lui, pensait. Elle fut sauvée de cette pensée quand Noah se mit à rire doucement. C'était un son étrange, une petite dose d'humour mélangée à une grande quantité d'amertume.

-          Quoi?

-          Je n'ai jamais eu envie de faire pipi debout.

Esther le regarda avec incrédulité. «Qu’est-ce que ça vient faire ici ? C'est important? dit-elle d'un air dérisoire, "Fiou, papa, qui penserait qu'après tous les trucs graves nous avons parlé tu... vous les mecs et votre obsession de pouvoir uriner debout ! C’est quoi, une sorte de supériorité masculine? Pourquoi ne vas-tu pas arroser un arbre maintenant, si c'est si grave? "

Noah secoua la tête tristement. "Non, tu ne comprends pas, ce n'est pas ça," expliqua-t-il. "Il faut que tu saches que… que quand j'ai été piégé pour la première fois dans le corps de Sarah, elle... je... n'avais pas atteint la puberté. À cet âge, il n'y avait qu'une seule différence entre moi et un garçon.

-          Un peu difficile à ignorer, cependant.

-          C'est vrai, mais le fait est que la différence était invisible. Complètement cachée. Les seuls signes visibles que j'étais une fille étaient volontaires; j'aurais facilement pu m'habiller en garçon, me faire couper les cheveux courts, agir comme un mec. On aurait pu me faire passer pour un homme, pas de problème, et, quand j'étais loin de chez moi, personne n'aurait eu la moindre idée que je me travestissais, pas à cet âge. Sauf moi, bien sûr; je ne pouvais pas l’ignorer. Je pouvais faire tout comme un garçon, sauf une chose. Et cela, quand je m’enfermais dans les toilettes, la porte verrouillée, c’est ce qui m’a vraiment enfoncé dans le crâne ce qui s'était passé, et la situation pitoyable dans laquelle j’étais tombée. A chaque fois, je m’asseyais sur les WC et je pleurais. Bien sûr, quelques mois après ... ça, mes seins ont commencé à se développer, et à partir de là, j'avais un rappel constant et indéniable que j'étais une femme. Mais au début… c'était… c'était ce qui faisait le plus mal. "

-          Wow. Eh bien, je suppose que si cela t’en coûte trop, tu peux toujours commencer à utiliser l'un de ces entonnoirs."

Noé eut un rire timide, fragile, mais baissa la tête et se la prit dans ses mains. Esther le regarda avec inquiétude, puis posa sa main sur son épaule alors qu'il devenait évident qu'il y était en train de pleurer.

-          Regarde-moi," dit-il, "je pleure comme une femmelette." Puis, regardant tristement Esther, ajouta: "Et pourquoi pas?"

Esther le regarda avec sympathie. Il fallut un certain temps avant qu'elle ne réponde: "Et maintenant?"

-          "'Et maintenant… Voilà : je laisse tomber. Sarah gagne et je perds, et si ce que tu as dit est vrai, c'est définitif. L'année prochaine, le pouvoir de choisir cette fois disparaîtra, alors je suppose que je… Je prends une décision qui change ma vie à jamais, et je la redoute. Tout ce que je fais maintenant, c'est gagner du temps, parce que j'ai peur de l'accepter, et je repousse le moment. Mais ça vient et il n'y a rien que je puisse faire sauf m'accrocher inutilement à quelques secondes de plus, puis encore quelques secondes de plus, pour retarder l'inévitable... D'accord, voilà. Mon Dieu, que je tremble. "

Noé se leva et fit quelques pas en direction de la grotte; puis il se tourna pour faire face à sa fille, toujours assise sur l'arbre mort. Il se leva, lui faisant face, l'air désespéré, vaincu. Son cœur s’était brisé.

"Ce à quoi ça se résume, c'est ça", dit-il d'un air abattu. "J'adore Brenda. Je veux plus que tout être moi-même - Noah, son mari, ton père. Maintenant que je suis de nouveau moi-même, je veux rester moi-même. Je ne veux plus être une femme, mais il n'y a pas d'issue. Je… Je suis pris au piège. J'ai l'impression d'être enfermé dans une pièce dont les murs se referment sur moi. "

Sur une impulsion soudaine, Esther courut vers lui. Elle passa ses bras autour de son cou et elle le sentit la serrer dans une étreinte, et l’entendit respirer profondément. Puis ils restèrent leurs fronts l'un contre l'autre.

«Tu ne peux pas savoir comme c'est bon pour un père de tenir sa fille dans ses bras», dit-il. "En vérité, c'est la chose la plus merveilleuse au monde. Je ne pourrais jamais plus vivre ce moment, mais je ne l'oublierai jamais. Merci de m'avoir donné ma seule et unique chance de connaître quelque chose d'aussi précieux."

Lentement et à contrecœur, il la relâcha et, se retournant, entra dans l'ouverture de la grotte. Esther suivait quelques pas en arrière, mais ne s'y aventura que de quelques mètres, juste assez pour le voir retirer les vêtements de Sarah de la boîte de rangement. Quand il commença à se déshabiller, elle recula et détourna les yeux.

"Je te retrouverai à l'autre bout", dit-il. Elle lui jeta un coup d'œil; il était déshabillé, mais il avait le dos tourné et il avait parlé par-dessus son épaule. Il tenait la robe de Sarah et d'autres vêtements et la boîte était fermée. Ni l'un ni l'autre ne bougèrent pendant ce qui semblait un siècle.

"Esther," dit Noah, "je t'aime. Je suis tellement désolé que nous ne puissions pas être ensemble."

"Moi aussi," sanglota-t-elle, "j'aurais aimé être ta fille. Papa."

Il y avait des larmes dans ses yeux et l'image de Noah qui s’évanouissait dans l'obscurité était floue.

***

Esther courut à travers bois, autour de la colline, atteignit l'autre entrée du tunnel à peu près en même temps que Sarah, et ce fut un choc de voir une femme arriver à la place de son père. Elle détourna à nouveau rapidement les yeux, car Sarah était juste en train d'enfiler son premier vêtement; cependant, ce bref regard accidentel avait finalement prouvé que les affirmations de son père étaient vraies: il n'était vraiment pas parvenu à l'autre bout en tant qu'homme. Elle se retourna et regarda la forêt d'un air inconsolable, en attendant que Sarah la rejoigne. Puis, sans un mot, ils quittèrent la caverne, pour ne jamais revenir. Elles s’entraidèrent par-dessus la clôture et retournèrent vers Wollonga. Sarah ne regardait pas en arrière.

"C’est tout ?" demanda Esther, une fois qu’elles furent arrivées chez elle; elle attendait, la main sur la poignée de la porte, Sarah à quelques pas. "Nous reverrons-nous un jour?"

"Nous devons encore rester un jour," répondit Sarah. «Pourquoi ne pas nous rencontrer pour boire un café ou quelque chose comme ça, demain après-midi? Je vais laisser tomber mon mari pendant une heure sur deux.

Esther sourit. "Où?" demanda-t-elle.

"Au café de Rockhampton Street, à deux heures et demie."

"D'accord. A bientôt."

Sarah regarda Esther ouvrir la porte d'entrée; elles se firent signe avant qu'elle ne se ferme. Elle s'attarda encore une petite minute, regardant tristement la maison et se rappelant à quel point elle et sa femme avaient été heureux lorsqu'ils y avaient emménagé; combien Brenda était excitée quand ils l'avaient découvert; combien elle avait été ravie de trouver sa maison de rêve. Puis elle se retourna et rentra à Wollonga, sachant qu'elle ne reverrait sans doute jamais plus cette belle maison, avec sa clôture blanche.

Chapitre 6. Épilogue

 

Sarah attendait dans le café qu’arrive Esther. Calo avait accepté sans aucun problème de s'occuper de Lucie pendant que sa femme sortait seule une fois de plus. Les ébats passionnés de la nuit dernière l'avaient laissé dans une humeur si satisfaite ce matin-là, qu'il aurait accepté presque tout. Elle fit un signe de la main quand elle vit la porte s'ouvrir et fut immédiatement accueillie avec un sourire.

Elles s’assirent et bavardèrent pendant près de deux heures dans une ambiance détendue; elles s’échangèrent des histoires sur elles-mêmes et apprirent à se connaître aussi bien qu'on pouvait s'y attendre en si peu de temps; s'ils avaient encore été père et fille, la conversation (en ajoutant ou en retirant quelques détails liés au genre de Sarah) n'aurait pas semblé déplacée. Finalement, il était temps de partir, et toutes deux avaient visiblement du mal à se séparer.

"On ne pourrait pas rester en contact?" demanda Esther.

"Je vais te donner mon adresse mail," répondit Sarah, "mais il vaut mieux que nous ne nous contactions pas pour l'instant. Tu n’as que quinze ans, il ne vaudrait mieux pas que tu parles avec un adulte sur Internet. Les gens ne comprendraient pas et cela pourrait être mal interprété. Attends d’avoir dix-huit ou dix-neuf ans, puis envoie-moi un courriel. Je te répondrai dès que je l'aurai. "

Esther faisait un peu la tête, mais elle acquiesça.

"Et quand j’irai en vacances dans les Alpes, j’irais te voir."

-          J'aimerais beaucoup."

-          Je veux t'offrir quelque chose,» dit soudain Esther.

Il y avait un bijoutier à côté du café, et elle y alla. Elle acheta une petite broche en argent, en forme de cœur, qu'elle présenta ensuite à Sarah, dont les yeux s'embuèrent en la prenant.

"Merci," murmura-t-elle, "j'aimerais vraiment te faire un cadeau aussi."

Cependant, Esther secoua la tête. "Non, tu ne peux pas," répondit-elle tristement, "c'est trop tard. Je donne ça à mon père, parce que je sais qu'il est toujours quelque part, mais si tu me donnais quelque chose, ce serait de Sarah, pas de lui."

Sarah hocha la tête en signe de compréhension. Elle guida un peu Esther le long de la rue et, à l'abri d'un espace entre deux immeubles, défit discrètement deux boutons de son chemisier. Elle épingla ensuite la broche à son soutien-gorge, mais à l'intérieur, là où le pont rencontrait l'une des bonnets.

«Là,» dit-elle avec satisfaction, «c'est là que je le mettrai. À l'hôpital, nous n'avons pas toujours le droit de porter des bijoux, mais nous avons le droit de porter des sous-vêtements. De cette façon, je pourrai toujours le sentir, et par conséquent, ton père aussi. "

"Ouais, j’en suis sûre," répondit nonchalamment Esther. "Il pourra le sentir contre son sein gauche."

Elles éclatèrent de rire toutes les deux, puis, soudainement sérieuses, tombèrent dans les bras l'un de l'autre, se tenant fermement et ne voulant pas lâcher prise. Finalement, chacune fut forcée de reconnaître qu'il faudrait bien finir par se séparer.

"Tu avais raison," dit Esther en se redressant, "Ce n'est pas tout à fait pareil, n'est-ce pas?"

"Non," répondit Sarah, "la paire de seins en plus gâche le moment."

Il ne restait plus aux deux femmes qu’à échanger un dernier sourire inconsolable.

«C'est ça», pensaient-elles toutes les deux.

Elles s’étreignirent une fois de plus, puis se retournèrent et retrouvèrent chacune leur vie.

 

FIN

Commentaires

  1. Merci pour cette traduction !
    Le début est très entrainant et ouvre plein de possibilité. Je regrette un peu qu'elles soient refermées si vite, bloquant le héros dans la vie de Sarah presque bêtement. Malgré tout, cela reste une très belle histoire qui ne fait pas regretter sa lecture une seconde !

    Juste une petite remarque : Dan et l'Angleterre remplacent Calo et Grenoble à quelques occasions... Une petite recherche par mot-clé dans le texte ne serait pas complètement inutile ;-)

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    1. Merci pour le commentaire :)
      Et encore, j'ai un peu plus ouvert l'histoire que l'original, où Noah était vraiment le seul à avoir découvert ce tunnel ! Ici j'ai rajouté quelques disparitions mystérieuses et une sale réputation à l'endroit ;)
      Ah zut, il va falloir que je règle ça, une troisième relecture s'impose !

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    2. Des ajouts bienheureux, qui contribuent à l’atmosphère du début ^^

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